Interview de Jean MICHEL  (*)

 

Blog de ValŽrie Jovelet

http://loubouys.hautetfort.com/analyse-des-formations

 

3 avril 2010

 

PrŽalable : trente ans dans la docÉ un bailÉ

IngŽnieur de formation, jĠai ŽtŽ fortement impliquŽ dans le domaine de lĠinformation- documentation depuis 30 ans. Dans un premier temps, jĠai dĠabord eu ˆ dŽvelopper et diriger un grand centre de documentation (30 personnes) dans une vieille institution dĠenseignement supŽrieur. Plus rŽcemment, jĠai eu ˆ intervenir comme consultant indŽpendant dans prs dĠune centaine dĠentreprises ou organisations pour aider celles-ci ˆ repositionner et/ou repenser leurs dispositifs info-documentaires. En parallle, jĠai eu le plaisir dĠintervenir comme formateur (et le fais encore) dans une dizaine de formations en France et en Suisse et aussi lĠhonneur de prŽsider lĠADBS (5.000 professionnels membres). Cette expŽrience professionnelle et personnelle mĠa amenŽ ˆ avoir un regard particulier, souvent critique, sur la profession, ses mŽtiers, ses pratiques et ˆ  militer pour un dŽveloppement exigeant des qualifications et des compŽtences et pour un renouvellement profond des perspectives professionnelles.

Il mĠest trs agrŽable de contribuer aujourdĠhui au blog dĠune jeune collgue, ValŽrie Jovelet, en exprimant via cet outil 2.0 quelques points de vue personnels. Ceux-ci nĠengagent aucunement les personnes avec qui je suis amenŽ ˆ travailler ni les entitŽs au sein desquelles jĠai eu ˆ exercer des responsabilitŽs.

 

Quand nous voyons encore des bibliothques avec les Ç petites fiches manuelles È pour les notices bibliographiques, pensez vous que les moyens mis en Ïuvre par les entreprises sont ˆ la hauteur des besoins en matire dĠŽvolutions liŽes au dŽveloppement des TIC (pour les centres de documentation notamment voire les bibliothques..)

 

Je suis bien entendu trs portŽ, et depuis longtemps, sur les nouvelles technologies de lĠinformation (TIC). Comme PrŽsident de lĠADBS dans les annŽes 92-97, jĠai eu ˆ convaincre ˆ lĠŽpoque les documentalistes de la nŽcessitŽ de prendre trs rapidement le tournant Internet (je me souviens encore dĠune amie bretonne disant aux collgues Òce nĠest pas parce que vous voulez laver votre linge dans une lessiveuse que vous devez mĠempcher dĠutiliser un lave-linge !...Ó). Oui, les TIC sont lˆ, elles sont incontournables. On nĠimagine pas un jeune professionnel refusant de les utiliser.

Maintenant restons lucides: pour certains dŽplacements, jĠai plus intŽrt ˆ utiliser le vŽlo plut™t quĠˆ prendre la voiture ou lĠavion et en agriculture on sait aujourdĠhui quĠil nĠest pas sage de recourir ˆ certaines techniques extensives dŽvastatrices. La technique est une ressource (parmi dĠautres), mais le plus important, cĠest le sens de ce que lĠon fait avec, cĠest la finalitŽ de lĠaction que lĠon mne. En tant quĠingŽnieur, je ne peux quĠaffirmer que la technique nĠest pas une fin en soi et cela est trs vrai aussi en documentation. Dans les formations que jĠanime, je demande aux Žtudiants de travailler essentiellement, prioritairement, sur le sens des choses, sur lĠintelligence des contenus (en rŽponse aux besoins ˆ satisfaire) et surtout de ne pas se laisser abuser par les mirages technologiques du moment. Par contre, quand il faut approfondir, mettre en forme, outiller les rŽsultats de la rŽflexion, alors oui, je veux ˆ ce moment-lˆ que ces jeunes futurs professionnels soient hyper-performants en recourant intelligemment aux solutions les plus efficaces.

Pour revenir ˆ la question posŽe, au delˆ de la perspective un peu caricaturale Òdes petites fiches manuellesÓ, je dirais que oui, les entreprises ne sont pas toujours ŽquipŽes au meilleur niveau pour le management de leur information ou documentation. Travaillant comme consultant indŽpendant, je mĠefforce dĠtre au top dans lĠemploi des solutions techniques mais quand je vais dans certaines entreprises ou organisations, jĠai vraiment pitiŽ des employŽs (documentalistes notamment) qui doivent travailler avec de vŽritables ÒcharruesÓ (en hard comme en soft). Les services informatiques ne comprennent pas toujours la nŽcessitŽ de doter certains professionnels des solutions indispensables ˆ leur mŽtier. Je pourrais citer des organisations dans lesquelles lĠinstallation dĠun Wiki pour lĠŽquipe de documentalistes et leurs clients  est un vŽritable cauchemar.

Pour ce qui concerne les bibliothques, je ne serais pas aussi sŽvre. Il me semble que nombre dĠentre elles ont bien rŽagi aux TIC ; certaines sont mme plut™t ˆ lĠavant-garde (souvent mieux armŽes que les entreprises privŽes).

Retenons surtout le fait que toute cette mutation technique autour des TIC sĠest faite en relativement peu de temps (10-20 ans). Une sociŽtŽ aussi complexe que la n™tre ne peut pas changer aussi rapidement ses faons de faire sans une prise de conscience des enjeux, des risques, des nŽcessitŽs de la mutation et sans dĠimportants efforts de sensibilisation, de formation et dĠaccompagnement des acteurs (professionnels de la documentation ou non). Et cĠest peut-tre lˆ que le b‰t blesse : les ttes vont beaucoup moins vite que la techniqueÉ

 

De par vos voyages ˆ lĠŽtranger, comment se situe, selon vous, la France dans le dŽveloppement des TIC au sein des structures documentaires en gŽnŽral (bibliothques, centre de documentations..).

 

Honntement, il nĠy a pas de dŽcalage subtantiel entre la France et les pays Žtrangers semblables.

Nous avons certes ŽtŽ en retard au dŽbut de cette rŽvolution. Paradoxalement, nous Žtions en pointe dans les annŽes 80 avec des solutions telles que le minitel, mais notre enfermement sur nos certitudes ÒfranchouillardesÓ nous a empchŽs de regarder ˆ c™tŽ (chez les autres) et de comprendre ce qui Žtait en train de se passer autour de la rŽvolution Internet. Nous avons un peu ÒramŽÓ dans les annŽes 90. Heureusement, dans les 10 dernires annŽes, nous avons su combler ce gap ou Òretard ˆ lĠallumageÓ.

Par contre, ce qui peut tre considŽrŽ comme allant moins bien, cĠest le passage de la technique au social ou sociŽtal. Les TIC bouleversent les faons de faire dans beaucoup de domaines et leur dŽploiement dans la vie rŽelle est souvent freinŽ par des considŽrations dĠordre socio-culturel ou socio-politique : hiŽrarchies archa•ques, monopoles de fait, pouvoirs locaux ou centraux rŽsistant au changement, absence de vision prospective sur le sujet de la part des grands leaders dĠopinion (des personnalitŽs telles que Jacques Attali restent peu entendues). Les pays nordiques, par exemple, sont plus ˆ lĠaise sur ce terrain ; ils osent de vŽritables rŽvolutions dans les usages des TIC ˆ des fins sociales ou sociŽtales et sont capables de mettre en mouvement les divers groupes dĠacteurs concernŽs.

Je pourrais ajouter ici que si les responsables politiques ont bien compris lĠurgence ˆ recourir au Web 2.0, cĠest surtout pour amŽliorer leur communication et le buzz autour de leurs idŽes ou de les actes ; ils nĠont pas pour autant agi au niveau des organisations ou instances quĠils dirigent ou administrent pour mettre en place de grands et solides projets de management de lĠinformation-documentation basŽs sur les TIC Ònouvelle gŽnŽrationÓ.

Dans les annŽes 70-80, lĠinformatisation de la sociŽtŽ Žtait la thŽmatique clŽ de lĠŽpoque. JĠai le sentiment quĠen 2010, on aurait bien besoin dĠouvrir un grand dŽbat sur une thŽmatique semblable, mais dans le contexte dĠaujourdĠhui (Internet, Web 2.0, document numŽriqueÉ).

 

Que pensez vous en ce qui concerne le  niveau des formations envisagŽes pour les documentalistes Ç ancienne gŽnŽration È .  Sont elle adaptŽes ou trop spŽcialisŽes, se sont elles assez ouvertes ˆ toutes les structures, avec le mme niveau dĠinformation ?

 

Je vais tre sŽvre. La palette des formations franaises en info-doc nĠest plus adaptŽe ˆ la situation. Face ˆ des besoins qui ne sont plus ceux de la seule gestion de centres de documentation mais qui sont ailleurs, beaucoup plus transversaux, beaucoup plus multidimensionnels, beaucoup plus stratŽgiques, les formations traditionnelles peinent ˆ rŽpondre et ˆ sĠadapter. Les entreprises, les organisations, vont de plus en plus tre confrontŽes ˆ la nŽcessitŽ de repenser le management global, intŽgrŽ, de lĠensemble de leurs resources en information, en documents et en connaissances. Le catalogage et lĠindexation de documents achetŽs ˆ lĠextŽrieur pour mettre ceux-ci ˆ disposition des acteurs de lĠentreprise ne correspondent plus ˆ rien. Ce nĠest pas le problme majeur de lĠentreprise. Former des documentalistes dont le but est de travailler dans un centre de documentation nĠa plus de sens. En outre, dĠun point de vue ÒmacroÓ, nous vivons en France sur un systme de formation trs dispersŽ, ŽclatŽ, avec des niveaux malheureusement aujourdĠhui inadaptŽs (que peut-on rŽellement espŽrer faire dans ce domaine avec un DUTÉ ?), sans aucun lien avec le monde de la recherche comme avec celui de lĠentreprise. Les filires de formation dans le domaine ne sont pas lisibles, comprŽhensibles. Les spŽcialisations exotiques se multiplient au niveau des Masters sans aucune validation au regard des besoins des entreprises. Nombre dĠŽtudiants de ces formations sĠinterrogent ˆ la fois sur la vision quĠon leur propose de leur futur mŽtier et sur lĠadaptation des cursus aux besoins des entreprises quĠils ne peroivent que confusŽment.

Cela me conduit ˆ militer pour une refondation du dispositif global des formations en I&D (en profitant de lĠexigence europŽenne vers plus de cohŽrence et dĠimpact). Je pense notamment quĠil est plus que temps de  mettre en place de vŽritables Òfilires de formationÓ, solides, ouvertes, intŽgratives, avec des sorties cohŽrentes ˆ Bac+3 et Bac+5 (et mme doctorat). De telles filires de formation doivent tre  envisagŽes, si nŽcessaire, en partenariat avec de grandes UniversitŽs, Ecoles de gestion ou Ecoles dĠIngŽnieurs. Des programmes de coopŽration au niveau international doivent tre systŽmatiquement dŽveloppŽs. Des partenariats avec les milieux Žconomiques et industriels doivent tre engagŽs pour notamment mettre sur pied de vŽritables formations en alternance. Il faut enfin mentionner la nŽcessitŽ de soutenir de faon intensive le dŽveloppement des compŽtences par des programmes de formation continue prolongeant de faon judicieuse les cursus de formation initiale (combien dĠinstituts, dĠIUTÉ proposent cela aujourdĠhui ?).

Surtout, je voudrais insister sur le fait quĠil faut radicalement changer la vision de la place du professionnel de lĠinformation-documentation dans les entreprises ou organisations. A cet Žgard, la disparition inŽluctable des centres de documentation (solution certes efficace mais historiquement datŽe) doit laisser place ˆ une vision 21me sicle de la fonction Information-Documentation-Connaissance (IDC), plus transversale, plus ouverte, mieux intŽgrŽe stratŽgiquement et bien articulŽe avec les autres mŽtiers de lĠinformatique, de la communication, de la qualitŽ, de lĠŽditorialisation.

 

Pourquoi selon vous les mŽtiers de la documentation ont toujours ŽtŽ les parents pauvres des Žvolutions techniques et vu mme parfois comme des mŽtiers Ç sans intŽrt È et pensez vous que les nouvelles TIC vont permettre dĠassoir une meilleure notoriŽtŽ pour ceux-ci ?

 

Je ne vais pas revenir sur cette problŽmatique (cf. la premire question), mais pour moi, une profession ne se dŽfinit pas par ses outillages techniques, mais par son utilitŽ sociale ou sociŽtale. Les techniques changent, en permanence, les besoins restent globalement les mmes dans leur expression gŽnŽrique. La vraie question ˆ laquelle il faut rŽpondre, cĠest ÒA quoi sert un documentalisteÓ ? Faire Žvoluer la fonction de documentaliste vers le webmastering sous prŽtexte que lĠon est bon dans les outils du Web nĠest quĠune illusion (aujourdĠhui nĠimporte qui peut aisŽment se dire compŽtent en matire dĠŽcriture de pages Web : ce savoir-faire ne dŽfinit pas un mŽtier reconnu par son utilitŽ soale ou sociŽtale). Un comptable ne se dŽfinit pas (et nĠest pas reconnu) par sa compŽtence ˆ utiliser les outils de type Òtableur Web 2.0Ó pour tenir plus brillamment ses tableaux de chiffres ; son r™le correspond ˆ une utilitŽ sociale et Žconomique incontournable.

Quelle est lĠutilitŽ sociale, sociŽtale des documentalistes, voilˆ la vraie question. Or, Internet et Google conduisent les acteurs autonomes de lĠentreprise et de la sociŽtŽ ˆ penser quĠils peuvent sĠaffranchir de faon dŽfinitive du recours ˆ un professionnel de lĠinformation-documentation. LĠŽvolution des techniques TIC ne peut que condamner les professionnels documentalistes ˆ se remettre profondŽment en question et ˆ sĠinterroger sur leur vraie valeur ajoutŽe. Il faut bien prendre conscience du fait quĠune entreprise pourrait trs bien fonctionner aujourdĠhui sans documentaliste : comment donc imposer sa place ou sa prŽsence dans ce contexte ?

 

Comment voyez-vous lĠŽvolution du mŽtier de la documentation dans les 10 prochaines annŽes ?

 

Dans lĠidŽal, je dirais quĠil y a un rŽel besoin dans la sociŽtŽ, dans les entreprises ou organisations, pour repenser le management de lĠIDC. On va effectivement ˆ la catastrophe dans beaucoup de sociŽtŽs (effet inattendu dĠInternet), avec Žmergence dĠun vŽritable ÒInfobazarÓ, avec une perte cruciale de substance collective. Les mŽtiers de lĠinformation et de la documentation doivent eux-mmes se repenser dans cette perspective (et surtout pas dans la seule perspective du dŽploiement de nouveaux gadgets technologiques).

En tout Žtat de cause, il faudra des professionnels ˆ la culture gŽnŽrale plus solide, plus large. Il faudra un professionnalisme ˆ spectre ouvert, large, capable de brasser aussi bien des prŽoccupations et compŽtences de gestion documentaire classique que de veille, de records management ou de gestion de connaissances (associŽes aussi ˆ des compŽtences en dŽmarche qualitŽ, en conduite de projets, en expertise mŽthodologiqueÉ). LĠouverture internationale et la ma”trise des langues me semblent indispensables. La capacitŽ ˆ considŽrer tous types de supports (textes, images, sons, multimŽdias) et ˆ comprendre les implications juridiques de la gestion de lĠinformation sera aussi incontournable.

 

Pensez-vous les documentalistes assez impliquŽs dans cette Žvolution  et sinon pourquoi ?

 

Les professionnels devront changer radicalement leur posture. Vouloir faire carrire comme documentaliste dans un centre de documentation (au sens classique du terme) est un non-sens, une impasse certaine.

Les professionnels doivent ÒsĠextŽrioriserÓ, aller sur le terrain des autres (les autres mŽtiers de lĠentreprise), proposer des projets IDC en lien, en appui, en complŽment des grands projets de lĠorganisation. Ils doivent convaincre les patrons, les ÒclientsÓ de la nŽcessitŽ de recourir ˆ des compŽtences spŽcifiques, solides, avancŽes, pour contribuer ˆ la rŽsolution des problmes internes de management de lĠinformation, de la documentation et de la connaissance.

Mais je reste trs confiant : les jeunes futus professionnels avec lesquels je discute abondamment lors des formations que je dŽlivre me paraissent plut™t conscients de la nŽcessitŽ dĠun tel changement de posture (contrairement peut-tre aux professionnels de la quarantaine qui vivent souvent douloureusement la transition du passŽ vers le futur). Je sais que a bouge dans leurs ttes et quĠils sauront se battre pour prendre une juste place dans la nouvelle distribution des mŽtiers et des compŽtences quĠimposent la sociŽtŽ de lĠinformation et les technologies associŽes.

 

(*) Consultant en management de lĠinformation, de la documentation et de la connaissance

http://michel.jean.free.fr

http://www.jmichel.fr