Les transferts de savoir au sein d'une profession : le rôle des associations professionnelles

JM 244

  Jean MICHEL, Président de l'ADBS

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Communication à la journée d'étude AUPELF, 7 juin 1994

            Les professionnels de l'information et de la communication vivent aujourd'hui une période de profondes et inquiétantes mutations: développement de nouvelles fonctions relatives au management de l'information, modification des cadres traditionnels d'intervention et conquête de nouveaux territoires, émergence de nouvelles pratiques liées à l'emploi désormais incontournable des technologies de l'information et de la communication, émergence de contraintes économiques s'appliquant désormais aussi au secteur de la documentation, etc.

            Pour les professionnels, il est quasiment impossible de s'en sortir seuls, de s'adapter à ces changements en restant isolés. Au sein des entreprises ou des organisations, compte tenu des modalités d'exercice de la profession, il est bien difficile de trouver de l'aide dans le champ très particulier de l'information et de la documentation. Il faut donc se tourner vers l'extérieur, vers les collègues travaillant dans d'autres institutions, vers des dispositifs collectifs de transfert de connaissances.

            C'est précisément le rôle d'une association professionnelle telle que l'ADBS que d'assurer ce soutien collectif à des milliers de documentalistes en matière de transfert de savoir et de savoir-faire. Ce rôle dynamique est traditionnel est largement reconnu, même si parfois le discours sur les associations professionnelles (notamment en France) se doit d'exprimer certaines distanciations ou critiques.

 

            L'ADBS, l'Association des professionnels de l'information et de la documentation, forte de plus de trente années d'expérience en matière de transfert de connaissances, forte aussi de plus de 5.000 membres, a l'ambition d'être un véritable dispositif de progrès ou développement collectif. Au dela de la stricte défense des intérêts de la profession (objectif qu'elle se doit aussi d'avoir et qu'elle se donne quand elle exprime une légitime revendication à la libre circulation de l'information ou qu'elle milite pour des reconnaissances statutaires), l'ADBS s'efforce surtout de mettre en oeuvre différents programmes d'actions de transfert bénéficiant à tous ses membres, mais aussi aux professionnels non membres, et dont l'ensemble, très bien articulé et géré de façon responsable, est reconnu en France, comme à l'étranger, comme une référence à suivre.

            En tout premier lieu, le transfert de connaissances se réalise au sein des nombreux groupes sectoriels ou régionaux, comme au sein des diverses commissions nationales. C'est l'échange au niveau des pratiques de terrain, c'est l'apprentissage par l'exemple (visites, études de cas, etc.). C'est encore le transfert d'informations pratiques (où trouver quoi, comment faire ceci, que penser de cela?). Une publication mensuelle (ADBS-Informations) permet d'établir en permanence la carte de ces lieux et temps de transfert d'expériences, et en même temps de donner une dimension collective (tous les membres de l'Association peuvent prendre connaissance de ces travaux de groupe). La mise en place d'outils collectifs en mode videotex et surtout dans un proche avenir l'établissement de forums électroniques (INTERNET) au sein de l'ADBS permettront une intensification de ces pratiques d'échange d'information et d'expérience. Cet échange sur le terrain doit sûrement être intensifié et peut-être mieux structuré de façon à rendre possibles les indispensables synergies entre différents groupes de professionnels.

            De façon plus institutionnelle (disons solennelle), d'autres actions contribuent à un progrès collectif des connaissances. Ce sont les journées d'étude nationales ou régionales (ou internationales dans certains cas) sur des thèmes précis. Ce sont encore les congrès IDT désormais annuels. Les meilleures réalisations professionnelles, les expériences les plus originales, les résultats des investigations scientifiques, techniques ou socioéconomiques sont présentés et discutés devant des auditoires de cent à mille personnes. Ces temps forts dans la vie d'une association professionnelle sont bien appréciés, mais exigent un fort soutien logistique (et donc des moyens). Ces opérations dont le caractère médiatique public est évident sont l'occasion de mieux faire connaître les ressources de la profession, de dialoguer avec de nombreux autres partenaires et dans certains cas d'assurer des transferts de savoir et de savoir-faire trans-professionnels.

            Les publications constituent une autre forme de diffusion des connaissances au plus grand nombre de professionnels. Pour l'ADBS, la revue Documentaliste et les divers ouvrages édités (se ventilant désormais selon plusieurs collections, la "noire" et la "blanche" plus particulièrement) sont des vecteurs essentiels du progrès collectif. La définition d'une politique spécifique en matière de publications est une composante intrinsèque de la stratégie de l'Association: elle nécessite une bonne écoute des besoins, une exploration permanente des sources de compétence, une certaine imagination dans le choix des titres et des documents et surtout une forte conscience des implications économiques de cette politique. Des manques apparaîssent dans la politique d'édition et de publication de l'ADBS: ainsi ressent-on parfois cruellement le manque d'un vecteur de diffusion des savoir-faire pratiques de terrain. De même constate-t-on une réelle difficulté pour identifier des personnes ressources, des auteurs potentiels. Mais, dans l'ensemble, l'ADBS a su prendre ses marques dans ce domaine et plusieurs partenaires n'hésitent plus à s'appuyer sur l'Association pour assurer la dissémination de travaux ayant trait à l'information et à la documentation.

            Le transfert de savoir et de savoir-faire passe encore par l'organisation de séminaires ou stages de formation continue. C'est désormais une pratique fortement ancrée dans les moeurs (la loi française sur la formation continue a bien contribué au développement de programmes originaux dans ce domaine), même si une bonne partie de la population concernée ne profite pas, pour des raisons les plus diverses, de cette démarche. Il est essentiel de dire ici qu'il faut en finir avec le schéma conceptuel traditionnel selon lequel la compétence professionnelle est acquise une fois pour toutes sur les bancs des Ecoles et des Universités. Sans remettre en cause le rôle essentiel de ces institutions académiques dans la formation de professionnels aptes à évoluer dans des environnements les plus variés et les plus changeants, il faut bien pourtant reconnaître qu'aujourd'hui plus de 50% des connaissances acquises à un moment donné deviennent obsolètes au bout de cinq ans. Dans le domaine de l'information et de la documentation, ce taux d'obsolescence des connaissances est encore plus fort qu'ailleurs. La formation continue est bien l'instrument privilégié de cette nécessaire actualisation permanente des connaissances: tout professionnel devrait participer pour un minimum de 5% de son temps à des actions de formation continue. C'est dans ce domaine que les associations professionnelles peuvent jouer un rôle déterminant, en mobilisant les ressources les plus pertinentes issues du milieu. Dans un avenir proche, les associations devront s'organiser pour diffuser de la formation continue à distance, en rendant possible l'actualisation permanente des connaissances des professionnels sur leurs lieux mêmes de travail et en disséminant par ce canal les meilleurs données d'expertise auprès de milliers de professionnels (y compris ceux résidant à des milliers de kilomètres de Paris).

            On peut encore citer certaines activités essentielles des associations professionnelles qui contribuent fortement au progrès collectif. Ce sont les réalisations de normes ou référentiels de métiers et de compétences et les dispositions prises pour évaluer ces compétences. Cette démarche de normalisation et de certification est classique, largement répandue dans de nombreux milieux professionnels et devient incontournable dans un environnement ouvert, avec un marché dérèglementé, désétatisé et dans un contexte de mondialisation des échanges. La construction européenne impose aujourd'hui un nouveau regard sur les procédures d'établisement des systèmes de définition des métiers et d'étalonnage des niveaux de compétence. Ces procédures, dans leur approche moderne, sont de puissants outils de valorisation des savoirs et des savoir-faire. Leur établissement est pleinement du ressort des organisations professionnelles (comme l'a reconnu récemment la Commission Européenne). C'est dans cet esprit que l'ADBS a travaillé depuis deux ans à la mise en place d'une procédure de certification des compétences des professionnels de l'information et documentation et à la réalisation de documents de détermination des métiers et niveaux de compétence (référentiels). Les contacts avec les associations soeurs européennes laissent espérer une européanisation prochaine de ces procédures et documents. De même sont ouvertes des négociations avec divers partenaires dont l'AFNOR pour définir et diffuser des normes de service en matière d'information et de documentation. Ces outils seront particulièrement appréciés par les organismes qui demanderont (de plus en plus) leur certification ou homologation ISO 9.000.

            Le progrès collectif s'organise de façon naturelle, logique, à un niveau national, comme le montre bien l'action que mène l'ADBS en France. Mais il faut aussi s'interroger sur le transfert de savoir et de savoir-faire au dela des frontières. Comment internationaliser les échanges de connaissances et quel rôle peuvent jouer les associations professionnelles en la matière?

            En premier lieu, il faut mentionner l'action des groupements ou fédérations d'associations qui fonctionnent pour certains depuis plusieurs dizaines d'années et qui permettent la confrontation internationale des points de vue. Prenons l'exemple de la FID - Fédération Internationale d'Information et de Documentation: ses groupes de travail, ses congrès et ses publications rendent possible une diffusion internationale des connaissances. L'ADBS a récemment décidé, dans le cadre de sa politique internationale, de renforcer ses liens avec la FID et de faire profiter les membres français des travaux réalisés par les collègues étrangers dont le défaut (pour nous) est de ne pas parler le français. Mais, il est évident que l'action des grandes organisations internationales (qu'elles soient associatives et professionnelles ou qu'elles représentent les points de vue des gouvernements) reste problématique et, dans l'ensemble, parvient difficilement à assurer le transfert réel des connaissances sur le terrain. La décision récente du Bureau de la FID de demander à l'ADBS de représenter les membres institutionnels (les associations professionnelles) au sein du Conseil de la Fédération s'inscrit dans une perspective de revivifier les liens entre les professionnels français et francophones et leurs homologues d'autres zones géographiques ou lingusitiques.

            Une autre approche consiste à chercher à renforcer les coopérations binationales entre associations professionnelles. C'est la formule que retient prioritairement l'ADBS aujourd'hui, tant dans le travail au niveau européen ou dans la relation Nord-Nord, que dans la coopération Nord-Sud. Des liens plus étroits sont établis avec des associations soeurs et des actions communes sont réalisées: séminaires de formation continue, journées d'étude, publications, etc. Cette forme de travail en partenariat bilatéral permet une meilleure connaissance mutuelle et un meilleur choix des actions à entreprendre. Dans le contexte des coopérations Nord-Sud et Est-Ouest (et plus particulièrement dans le contexte de la francophonie ou de la francophilie), beaucoup de choses restent à faire sur ce terrain. L'ADBS a la volonté politique d'apporter sa contribution à la mise en place et au développement de structures professionnelles associatives fortes dans les pays concernés (aide à la création d'associations, formation au management de ces structures professionnelles associatives, formation des animateurs, assistance méthodologique à la réalisation de programmes de formation continue et de projets de publications, soutien au développement de réseaux de professionnels, conseil en matière d'établissement de référentiels de métiers et de procédures de certification, etc.).

 

            A un moment clé de l'évolution des professions, alors que les marchés s'internationalisent et que les économies se désétatisent, il est essentiel et même urgent que se mettent en place ou se développent dans les différents pays des structures professionnelles associatives fortes, pouvant aider à percevoir les routes à suivre, assurer les bases d'un progrès collectif dans le domaine de l'information et de la documentation et renforcer les échanges de savoir et de savoir-faire au niveau international.

            Mais ces associations doivent changer de dimension et de philosophie. Le temps n'est plus aux associations corporatistes (défense d'un statut ou d'un privilège), aux associations de complaisance (en périphérie de pouvoirs politiques intéressés), aux associations qui ne représentent que les intérêts de quelques uns (généralement des ambitions très douteuses). Le temps n'est plus à laprolifération des iniatives associatives au hasard des investissements affectifs du moment. Les problèmes qui se posent aux professionnels de l'information et de la documentation sont d'une ampleur et d'une importance stratégique telles qu'il faut condamner sans appel l'amateurisme et l'impuissance de nombreuses structures collectives dites professionnelles. Quant il faut que la profession s'exprime face aux menaces pesant sur la circulation et de la documentation (droit de copie et droit de prêt par exemple), quand la profession doit prendre position sur la non-qualité des produits de l'industrie de l'information, quand la profession doit s'armer pour affronter dans les meilleures conditions la vague déferlante des pratiques de l'information immédiate en réseau (INTERNET) et se préparer à rouler à bonne vitesse sur les "autoroutes de l'information" (en évitant de rester en panne sur les aires de stationnement et de devoir regarder passer les autres), seules des associations professionnelles fortes peuvent être une réponse effective et démocratique. De telles associations professionnelles, modernes, responsables et représentatives de la diversité des professions de l'information et de la documentation doivent s'ancrer plus que jamais sur le terrain des transferts collectifs de savoir et de savoir-faire. Elles doivent rendre possible ces transferts au moindre coût et les rendre accessibles au plus grand nombre. A elles bien sûr d'oser imaginer les formes les plus actuelles et les plus pertinentes d'organisation de ces transferts de connaissances.

            Plusieurs conditions s'imposent à l'évidence pour ces associations professionnelles du XXIème siècle si elles veulent atteindre les objectifs mentionnés plus haut:

            - nécessité d'adopter un professionnalisme, sérieux, responsable, impliquant une forte compétence managériale de la part des élus de ces associations; l'économie associative est une réalité avec laquelle il faut désormais compter

            - nécessité de développer des capacités d'écoute et d'adopter des attitudes de disponibilité permettant la prise en compte des besoins les plus divers des professionnels représentés; cela peut se traduire notamment par la mise en place de dispositifs d'information et de communication appropriés;

            - nécessité de s'appuyer, au sein des associations, sur un vaste ensemble d'animateurs, médiateurs, pouvant démultiplier l'action des instances dirigeantes mais sachant aussi faire la synthèse des attentes des professionnels de terrain et promouvoir les actions de transfert les plus efficaces et appropriées;

            - nécessité de stimuler les aptitudes à l'invention et à la créativité; les associations doivent sortir des sentiers battus, leurs propositions doivent étonner; elles doivent avoir l'audace de déranger ceux qui préfèrent des professionnels de la documentation dociles et endormis, consommateurs passifs des produits de l'industrie de l'information, non-acteurs du changement dans les organisations et donc médiocrement rémunérés.

 

            S'associer, c'est vouloir travailler ensemble à la résolution de problèmes communs. Adhérer à une association professionnelle moderne, c'est participer, chacun à son niveau, à un progrès collectif en direction d'une amélioration de la connaissance et de la compétence. Sans le moindre doute, les professionnels de l'information et de la documentation doivent aujourd'hui penser leur avenirdans ces termes et s'impliquer fortement dans la construction et le développement d'associations professionnelles fortes, modernes et ouvertes aux échanges les plus divers. Tel est le sens profond de la politique de l'ADBS, une association au service du développement des compétences des professionnels de l'information et de la documentation.