"Cahiers Pédagogiques", N°.332-333, mars/avril 1995, pp. 34-36 (version longue ici)
Depuis toujours, l'homme cherche à accéder à l'information utile pour pouvoir créer, décider et agir en disposant des meilleurs atouts au bon moment. Mais aussi cet homme pense, produit des textes, fait des conférences, communique par téléphone, télécopie ou réseau d'ordinateurs ou exprime ses opinions à la télévision. Cette production d'information générale ou spécialisée a rendu nécessaire la création de dispositifs appropriés de diffusion des connaissances, revues professionnelles, bibliothèques, centres de documentation, bases de données ou réseaux télématiques et explique aujourd'hui le développement des marchés et industries de l'information. Des acteurs professionnels nouveaux apparaissent qui jouent des rôles de plus en plus spécifiques dans la gestion des processus d'information.
Dès lors s'affirme la nécessité d'une autre approche des systèmes d'information et de documentation. La sélection des contenus de l'information, le conditionnement de celle-ci pour une utilisation pertinente, la maîtrise des technologies de l'information, mais surtout l'écoute des besoins et le souci de la réponse économiquement acceptable sont autant de composantes d'un nouveau "management de l'information". Or face à l'extraordinaire transformation des systèmes d'information et de documentation en une vingtaine d'années, il faut constater que nombre de responsables d'entreprises comme nombre de cadres des milieux de la recherche ou de l'enseignement restent profondément ignorants des possibilités aujourd'hui offertes et des risques encourus par une maîtrise imparfaite des ressources disponibles. Collecter, traiter, diffuser l'information utile, c'est désormais l'affaire de professionnels de l'information et de la documentation correctement formés et compétents. Cette nouvelle vision du rôle de l'information dans les économies modernes concerne tout autant chercheurs, économistes, ingénieurs, industriels que formateurs et autres responsables d'établissements d'enseignement. Tous doivent désormais être en mesure d'intervenir comme acteurs à part entière d'une nouvelle intelligence des organisations fondée sur un management compétitif de l'information. Tous doivent savoir utiliser au mieux les ressources disponibles sur le marché de l'information, savoir aussi faire appel aux compétences professionnelles en la matière. Mais plus encore, tous doivent aujourd'hui s'interroger sur les liens qui s'établissent désormais de façon nouvelle entre processus d'information et démarches de formation ou d'apprentissage. Le développement d'une véritable culture de l'information s'impose à tous et pour les formateurs, il est devenu urgent de s'interroger sur ce que représentent les diverses heuristiques de l'information et de développer des pratiques pédagogiques originales fondées sur de nouveaux usages de l'information.
Dans ces conditions, préparer les jeunes, de l'école à l'université, aux méthodes et techniques de la maîtrise de l'information est devenu une impérieuse nécessité. Le centre de documentation et d'information, ou encore CDI, est un instrument intéressant de mise à disposition de ressources documentaires aux élèves. Mais est-il vraiment perçu à sa juste valeur et est-il prêt à affronter les mutations qui commencent à apparaître dans ce que l'on peut aujourd'hui appeler les industries et marchés de la connaissance?
1 - L'EMERGENCE D'UNE INDUSTRIE DE L'INFORMATION
Avec la création des grands laboratoires de recherche ou des centres d'études techniques se constituent vers le milieu du XXème siècle, des structures originales d'accès à l'information, à savoir les centres de documentation. Devant l'explosion de la littérature spécialisée et avec l'ouverture plus large des frontières, il devient nécessaire de créer de nouveaux dispositifs d'accumulation de la documentation spécialisée. Dans ce contexte, la documentation se professionnalise et apparaissent dans les années soixante les premières formations sérieuses de documentation comme les premières organisations professionnelles (l'A.D.B.S., Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés, aujourd'hui "L'Association des professionnels de l'information et de la documentation").
Dans le courant des années soixante-dix, l'informatique révolutionne le monde de la documentation spécialisée (encore appelée de façon limitative information scientifique et technique, les données prises en compte touchant des secteurs aussi variés que la science pure et dure, la médecine, le droit, l'économie, l'art, la linguistique ou la cuisine). On commence donc à parler de bases ou banques de données bibliographiques. Il devient désormais possible pour le chercheur, l'ingénieur, le juriste, le musicien, l'historien ou le médecin de retrouver facilement des documents qui l'intéressent dans ces nouveaux réservoirs d'information, et cela grâce à l'apparition de logiciels de recherche documentaire.
La fin des années soixante-dix voit la multiplication des bases de données, avec comme avantage l'apparition d'une offre fabuleuse pour l'époque, mais aussi avec un grave inconvénient, celui de la juxtaposition de nombreux langages de commande (ou procédures de communication entre l'homme et la machine) naturellement incompatibles entre eux. Pour faciliter l'accès aux bases dedonnées, se développent de nouvelles approches. Les postes et télécommunications (France-Télécom aujourd'hui ou ses filiales) proposent une fonction de transporteur des données et mettent en place des équipements très structurants comme les réseaux de transport des données à grands débits (réseau TRANSPAC en France). Des centres serveurs disposant de puissants ordinateurs, sont créés de toutes pièces pour faciliter l'interrogation des bases de données. Ces centres serveurs sont à la fois des hypermarchés de la distribution des informations et des guichets uniques pour l'accès à des dizaines de bases de données. Les centres serveurs se multiplient aux USA, en Europe, en France. Ils peuvent être publics (en France, Télésystèmes-Questel) ou privés. Sous la pression d'un consumérisme naissant, ils font évoluer les logiciels d'interrogation ou langages de commande (recherche sur chaînes de caractères, interrogation en langage naturel, bases de données en texte intégral,...), développent des ergonomies d'interrogation plus conviviales, poussent les producteurs à améliorer la qualité de leurs produits. Au cours de la dernière décennie, serveurs, producteurs et transporteurs ajoutent à la production et à la diffusion de bases de données classiques en mode ASCII, une nouvelle offre basée sur l'emploi du standard vidéotex (minitel).
L'offre devenant surabondante, on fait alors de plus en plus appel à des sous-traitants spécialisés pour sélectionner ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas. Le courtier en information, ou encore "broker", apparait effectivement comme un nouveau professionnel de l'information. Il écoute la demande de l'entrepreneur, de l'ingénieur ou du chercheur et se débrouille dans la jungle informationnelle pour déceler l'information intéressante et la remettre au client.
Le management de l'information, c'est à dire la gestion et l'organisation de l'ensemble des pratiques relatives à l'information dans une organisation donnée, se complexifie et se diversifie dans les années soixante-dix et quatre-vingt. On assiste alors au développement des pratiques dites de veille stratégique, technologique, concurrentielle ou commerciale dont on fait grand cas aujourd'hui. L'entreprise, le centre de recherche prennent conscience des risques d'une non-maîtrise de l'information spécialisée et s'organisent pour développer des dispositifs de surveillance de l'environnement. La profession de "veilleur" voit même le jour et des formations supérieures se mettent en place dans cette perspective. La veille technologique s'appuye sur les outils nouveaux de la bibliométrie ou de la scientométrie, recourant à des analyses statistiques des grands flux et stocks d'information électronique.
La téléinformatique, l'interconnexion des ordinateurs, le courrier électronique conduisent aussi aujourd'hui à de nouveaux développements des pratiques d'information et de documentation. S'ils savent le faire, chercheurs, ingénieurs et autres spécialistes du monde entier peuvent communiquer directement entre eux à travers des réseaux d'ordinateurs (RENATER, INTERNET,...), transférer des textes ou bouts de texte sans avoir recours au papier, participer à de vastes conférences ou forums "en ligne" (plusieurs milliers de spécialistes de toute la planète font des contributions en direct sur des thèmes donnés). Ils peuvent échanger à distance des logiciels informatiques, consulter des images de la NASA, obtenir sur leur ordinateur les discours du Vice-Président des Etats-Unis ou plus simplement consulter tous les catalogues informatisés des bibliothèques du monde entier. Cette nouvelle forme de télé-information court-circuite les traditionnels acteurs de la documentation, accélère les échanges d'idées et d'expériences, renforce la dimension collective de la créativité et de l'invention. Elle debouche sur un changement radical des mentalités, privilégiant désormais le libre parcours dans l'information ouverte et nécessitant le maniement par tous de nouvelles heurististiques de l'information.
Il faut encore évoquer le développement des nouvelles technologies de stockage des documents (DON - disque optique numérique -, notamment) et celui de la GED (gestion électronique de documents). Les techniques de numérisation des textes et des images, associées aux mémoires électroniques ou optiques de grande capacité, offrent aux entreprises la possibilité de se constituer de grands réservoirs électroniques de documents et de gérer leurs propres patrimoines internes de données et de documents. L'apparition de nouveaux logiciels de reconnaissance optique des caractères (OCR), de traitement linguistique des textes et d'indexation automatique apporte aujourd'hui à l'archivage électronique de nouvelles possibilités: on s'achemine vers la création de grands systèmes documentaires très performants permettant à la fois le stockage des documents, la réponse à des questions complexes sur plusieurs critères, la navigation dans les ensembles de documents (grâce à des logiciels d'hypertexte), la visualisation et restitution des documents eux-mêmes, ainsi que le développement de pratiques de bibliométrie et de veille.
Il faut encore évoquer l'apparition et le développement prodigieux d'une offre nouvelle d'information sur support CD-ROM. La production des disques CD-ROM dans les domaines de la formation et de l'information spécialisée est en très forte croissance. Les grands éditeurs traditionnels s'y mettent. S'affranchissant de la contrainte du transporteur (le droit de péage des télécommunications), le CD-ROM apparaît comme un outil privilégié d'accès (multiple, répété) à de vastes gisements d'information, avec la possibilité de naviguer, à coût quasiment nul, dans ces nouveaux conteneurs de savoir. L'emploi du CD-ROM, comme celui du CD-I (CD Interactif) en éducation est source certaine d'innovation et révolutionnera, à l'avenir les pratiques pédagogiques. Le CD-ROM, le CD-I, les logiciels d'hypertexte et le "multimédia" aident à mettre en relation des textes, des images et des sons et à offrir des possibilités de navigation entre différents "documents" de natures très variées. On peut ainsi constituer de véritables encyclopédies multimedia, nouvelles formes interactives de documentation, mais plus encore nouvelles approches d'une imbrication intelligente et moderne de l'information et de la formation. Associé à l'usage des réseaux de type INTERNET, le multimedia devient un instrument de démocratisation des accès à la connaissance et un outil de stimulation de la soif d'apprendre.
2 - LES ÉVOLUTIONS DES PRATIQUES PROFESSIONNELLES
Les métiers de la documentation s'organisnt traditionnellement soit autour du livre, soit autour de l'information, soit enfin, et de plus en plus, autour d'une combinaison des deux dimensions précédentes. La documentation et les métiers correspondants vont aujourd'hui se développer sur tout l'espace entre ces deux pôles. On va désormais se positionner entre accumulation et quête, entre offre et demande, entre gestion de stocks et gestion de flux. Un véritable continuum de pratiques professionnelles existe, avec des missions simples ou complexes, générales ou spécialisées, ponctuelles ou globales. Traditionnellement, être documentaliste consistait à acquérir des documents, à les traiter (catalogage, indexation), à réaliser des fichiers d'information, à mettre les documents à disposition des demandeurs et à répondre à des questions de ces derniers. Exerçaient le métier de la documentation des personnes de toutes origines et surtout de niveaux de formation ou de responsabilité très divers. Ce métier de documentaliste s'identifiait bien à un contenu de travail spécifique, généralement réalisé hors hiérarchie stricte. Par suite de l'évolution des formations de documentalistes (avec des formations à différents niveaux: DUT, maîtrise, DESS,...), mais par suite aussi de la complexification des opérations de la documentation comme de la nécessité d'une meilleure gestion et d'un nouveau management des unités documentaires, on assiste désormais à une tendance vers une définition plus stricte des niveaux de responsabilité, avec des conséquences parfois importantes sur les contenus professionnels et sur les salaires. Les études menées par les associations professionnelles sur les métiers et les qualifications font désormais ressortir plus nettement les niveaux suivants: assistant ou aide-documentaliste, technicien en documentation (formation de niveau Bac + 2), ingénieur en documentation (niveau Bac + 4 ou 5). On serait aussi tenter de définir un niveau supplémentaire, celui de l'expert reconnu, intervenant comme conseiller dans diverses organisations.
Les contenus professionnels de la documentation se limitaient souvent aux activités composant ce que l'on appelait "la chaîne documentaire": acquisition de documents, catalogage et indexation de ceux-ci, mise à disposition des livres ou revues aux usagers. Une seule personne assurait bien souvent la totalité de la chaîne dans les petites unités documentaires (et l'assure encore dans nombre de situations). Dans les grands centres de documentation pouvait exister une division socioprofessionnelle du travail (les approvisionneurs, les catalogueurs, les indexeurs, les informaticiens,...). L'informatique et les nouvelles technologies de l'information ont commencé à modifier l'environnement des métiers. Une nouvelle génération de concepteurs et de producteurs de bases de données en mode ASCII puis en vidéotex voie le jour et se démultiplie, comme apparaissent les métiers spécifiques des organismes "serveurs" et ceux du courtage en information. L'arrivée en force sur le marché des technologies de numérisation des documents (GED) ajoute encore une nouvelle complexité puisque désormais archives et documentation vont se trouver plus aisément rapprochées. Ainsi apparaissent de nouveaux métiers toujours plus spécialisés qui ne font plus référence à la classique et linéaire chaîne documentaire, mais qui mettent l'accent sur la dimension systémique de la documentation d'aujourd'hui. On continue à parler bien sûr de documentalistes mais on évoque de plus en plus des métiers tels qu'experts en veille technologique, spécialistes en bibliométrie ou scientométrie, concepteurs de systèmes d'information ou de produits multimedias ou hypermédias, gestionnaires de documentation structurée, rédacteurs techniques, spécialistes de l'archivage électronique, voir encore "recherchistes" ou "infomètres". On peut voir désormais des documentalistes devenir des modérateurs de forums électroniques INTERNET. Par ailleurs, les documentalistes trouvent de plus en plus à utiliser leurs compétences du côté de la communication (interne ou même externe) ou du côté de certains savoir-faire méthodologiques (PAO, conception de produits de vulgarisation, muséographie,...) ou encore du côté de la pédagogie et de la formation (spécialistes des transferts informatifs et cognitifs). D'autres enfin commencent à explorer les liens entre information, documentation, archives et culture d'entreprise.
La documentation ne peut plus se réduire à la somme ou succession de ses seuls gestes constitutifs. La technique documentaire ne peut pas et ne peut plus être une fin en soi. Il faut raisonner en termes de finalités, de services et de produits, c'est-à-dire en termes de management. Il faut se situer autrement par rapport à l'usager, à ses besoins et ses pratiques d'information. Il faut cerner les conséquences économiques des propositions techniques ou professionnelles. On passe progressivement d'une logique de la production à une nouvelle logique de l'usage et de la valorisation. La tendance est désormais à l'incorporation de valeur ajoutée dans les produits et services d'information. Il ne suffit plus de faire circuler correctement les périodiques dans l'entreprise ou au sein des laboratoires de l'université. Il faut maintenant exploiter l'information, faire des recoupements, alerter, concevoir des produits adaptés aux différentes cibles. Cette recherche d'une plus grande valeur ajoutée s'exprime à la fois dans les contenus mêmes de l'information (expertise, conseil, veille, alerte,...), dans les procédures de recoupement ou croisement des informations et de la documentation (gestion de systèmes d'information, conception de systèmes d'aide informatisée à la décision, animation de groupes d'experts, travaux de synthèse multidimensionnelle,...) ou encore dans les modalités de la diffusion (conception de produits spécifiques, fabrication de lettres d'information, réalisation de posters ou d'expositions, mise en oeuvre de systèmes vidéotex de diffusion ou implication dans des réseaux de courrier électronique,...). Il faut savoir scruter l'horizon, découvrir les ressources pertinentes, évaluer ce que l'on trouve dans les bases de données ou sur les réseaux, conseiller sa clientèle, favoriser l'orientation des usagers vers ce qui a de l'intérêt ou de la valeur.
L'image des professionnels de la documentation change donc fortement. Les associations professionnelles oeuvrent du reste beaucoup pour qu'il en soit ainsi (précisons ici qu'une association comme l'ADBS compte plus de 5.000 membres venant d'horizons les plus variés et qu'elle constitue un puissant levier pour la transformation de la profession et son adaptation aux nouvelles exigences de la société). De façon assez logique, l'image des professionnels suit, voire même aussi, anticipe les évolutions mentionnées plus haut. La presse s'intéresse aux nouveaux métiers de la documentation. Les responsables d'entreprise s'interrogent et n'hésitent pas à parler désormais de politique d'information et de documentation. La fonction information-documentation se positionne désormais à un niveau proche de ceux de la communication ou de la gestion des ressources humaines. Les professionnels eux-mêmes adoptent le langage gagnant de la compétitivité et de la qualité, tout en maintenant fermes leurs principes déontologiques et en introduisant systématiquement dans la vie de l'entreprise la nécessaire dimension culturelle de la maîtrise de l'information et de la documentation. Médiateurs de l'information dans l'entreprise ou l'organisation, ces professionnels n'hésitent plus à se positionner comme des partenaires à part entière des acteurs de la décision.
3 - DE L'INFORMATION A LA FORMATION
Tenant compte de ces évolutions, comment repenser le problème de la formation des jeunes dans le contexte de sociétés "post-industrielles", marquées par une mondialisation des économies, par une élévation incontestable des niveaux de savoir et de curiosité des jeunes générations, par une imbrication accrues des diverses composantes des sociétés et surtout par la prolifération des sources et dispositifs d'information et de documentation? Peut-on inventer de nouvelles modalités de formation qui prennent mieux en compte l'accès de plus en plus généralisé à l'information et l'ouverture sur le monde? Quels partenaires, quelles structures, quels réseaux de compétence, quels professionnels peuvent intervenir dans une transformation profonde des modalités de formation?
Les systèmes d'information spécialisée deviennent de plus en plus puissants et incontournables. Des bases et banques de données aux systèmes experts, en passant par les chaines de production informatisées, les flux trans-frontières de données, les réseaux télématiques ou l'archivage électronique, toute l'activité des organisations et des professionnels s'inscrit dans une perspective de développement et d'usage des ressources en information et documentation. En outre, cette information "professionnelle" (scientifique, technique, économique,...) n'est pas la seule en jeu: il faut désormais tenir compte de la légitime capacité d'expression de l'ensemble des salariés (cercles de qualité, groupes de progrès,...), du dialogue indispensable avec des partenaires de cultures techniques ou géographiques différentes, de la communication sociale avec le grand public, etc.
Dans ce contexte et dans ces conditions, la question de la sensibilisation et la formation des jeunes aux enjeux et aux méthodes de l'information devient cruciale. La formation d'un individu ne peut pas (ne peut plus) se limiter au seul transfert, à un âge donné, d'une "boite" de connaissances figées une fois pour toutes. Chacun, tout au long de sa carrière, est désormais en mesure (dans les pays du Nord, en tout cas) d'accéder à n'importe quel élément de connaissance, à n'importe quelle information, y compris aux données disponibles à l'autre bout de la planète et à des renseignements quasiment confidentiels.
De façon schématique et volontairement provocante, on peut affirmer qu'il n'y a plus nécessité aujourd'hui, de s'appuyer sur des écoles ou des universités pour former de futurs professionnels, cadres d'entreprises. Ou plus exactement, il n'est plus nécessaire de concentrer géographiquement des individus apprenants en un lieu précis, pour suivre des enseignements et accéder à des données et connaissances aisément transférables par d'autres voies. Par contre, l'établissement d'enseignement reste essentiel dans le fait qu'il contribue à établir des liaisons entre des données et connaissances éparpillées et contradictoires, à créer une vie culturelle spécifique, à stimuler la production et le transfert des savoirs.
Il est donc nécessaire aujourd'hui de mieux distinguer ce qui relève de la transmission des données ou informations constitutives des savoirs, de ce qui a trait à la consolidation des connaissances et à la préparation des jeunes à la maitrise des méthodologies de la réflexion et de l'action. Il est désormais impératif d'amener les jeunes à savoir maîtriser leurs propres systèmes d'accès à l'information et à la connaissance, et cela de l'école à l'université. La fréquentation des bibliothèques, des CDI et autres unités documentaires, la consultation des bases et banques de données (sur CD-ROM ou à travers des réseaux informatiques,...), la lecture critique de nombreux ouvrages et articles de revues doivent constituer une étape essentielle de toute formation moderne, ce qui n'est malheureusement pas toujours reconnu par de trop nombreux enseignants français. De telles ressources informationnelles et pédagogiques peuvent provenir de diverses origines et la formation spécifique à mettre en place doit inciter élèves et étudiants à naviguer dans ce vaste univers multidimensionnel de l'information et à savoir l'exploiter. Les moyens classiques que constituent les livres, les revues, la littérature grise (on appelle ainsi les publications non commerciales, telles que les rapports de recherche, les travux d'étudiants, les notes techniques, etc.) sont bien entendu à privilégier en priorité. Mais désormais les CD-ROM, les bases et banques de données, les vidéo-disques, les satellites et les formations dispensées à distance constituent autant d'alternatives efficaces pour l'accès à l'information et à la connaissance.
Des expériences et réalisations se multiplient de façon spectaculaire sur tous les continents: ils articulent de façon originale, moderne et systémique, information et formation. On voit se développer, au plan international, des projets d'universités électroniques, comme celle que des responsables croatiens de l'enseignement supérieur mettent aujourd'hui sur pied pour disposer des meilleurs sources de connaissances mondiales (des prix Nobel notamment) et qui diffusent cours et bases de données et de connaissances à des milleirs de personnes connectées sur le réseau INTERNET. On commence aussi à voir proliférer les modules de formation électroniques dispensés à distance (une base de données spécialisée recense plus de 30.000 cours accessibles sur l'ensemble du Commonwealth). L'auteur même de ces lignes participe actuellement à un projet européen réalisé en coopération avec six établissements supérieurs de divers pays pour créer un cours électronique multimedia destiné aux étudiants en sciences de l'ingénieur et visant à leur apprendre à maîtriser l'information dite scientifique et technique (toutes disciplines confondues): ce cours sera diffusé sur le réseau INTERNET, permettra l'interrogation de bases de données et sera actualisé en permanence en tenant compte des réactions directes des étudiants .
Au fond, il devient très actuel de penser un cursus de formation comme un dispositif organisé, guidé, mais personnalisé d'accès aux informations ou connaissances pertinentes couplé à une démarche de structuration des apprentissages. A côté de la stricte fourniture des modalités d'accès aux ressources informationnelles, l'établissement de formation doit mettre en place les procédures permettant de consolider les savoirs en constitution (travaux pratiques, projets, échanges pédagogiques,...) et de contrôler les résultats des élèves ou étudiants eu égard aux objectifs assignés.
Les établissements situés dans une même région ou celles fonctionnant en réseau sont ou seront amenées à investir, collectivement, dans de nouveaux équipements éducatifs lourds, véritables machines à dispenser de l'information structurante, consultables par des jeunes de diverses origines, sur place ou à distance. En partenariat avec des industriels, pourraient être conçus des postes intelligents d'auto-apprentissage intégrant divers outils de gestion de l'information. Ces postes de travail et postes d'apprentissage personnalisés pourraient être utilisés par les élèves ou étudiants tout au long de leur scolarité, ce qui permettrait de conserver l'essentiel du patrimoine des ressources accumulées, de le gérer et de l'actualiser, plus tard, dans la vie professionnelle, grâce à la formation continue et aux diverses modalités d'entretien des savoirs. Plus que jamais, les enseignants et autres formateurs doivent être incités à réaliser des produits d'information et de formation aisément transférables ou échangeables, alimenter des banques de cas et des bases de données didactiques, créer des cours diffusables par satellite ou réseaux d'ordinateurs.
Quant aux professionnels de l'information et de la documentation, ils deviennent des partenaires à part entière du processus moderne de formation et de gestion des savoirs et savoir-faire. Ils vont de plus en plus participer à des équipes pédagogiques mixtes au sein desquelles cohabiteront divers spécialistes médiateurs de la connaissance. Déjà apparaissent sur le marché, au niveau international, des produits et services d'information-formation qui bousculent les rôles réciproques traditionnels du professeur et du bibliothécaire ou documentaliste.
Mais cette perspective futuriste (pour les français du moins, car dans les milieux anglo-saxons, américains ou nordiques, c'est déjà une réalité tangible, objet de conquête de parts de marché) ne peut se concevoir sans le développement volontaire de ce que l'on pourrait appeler une véritable culture de l'information. Il faut apprendre aux jeunes et aux moins jeunes à se mouvoir dans l'information. Il faut leur apprendre la conduite sur les "autoroutes de l'information", chères au Vice-Président américain Al-Gore et àd'autres personnalités politiques européennes. Il faut leur donner l'envie de se promener dans les bases de données, dans les catalogues informatisés des bibliothèques du mionde entier, dans les arborescences des CD-ROM encyclopédiques. Il faut leur donner le goût de découvrir une information pertinente, utile en réponse à une de leurs questions ou encore les amener à prendre du plaisir à la lecture d'un livre que l'on aura découvert au hasard d'une pérégrination dans les labyrinthes de l'information et de la documentation.
Ce développement d'une culture de l'information passe à l'évidence par une démarche pédagogique nouvelle relative à la gestion des processus d'information et de documentation. Le formateur en maîtrise de l'information (ou l'informateur en contexte de formation) doit être capable de construire une réponse globale à un ensemble de questions que chaque individu est amené à se poser. Comment produit-on l'information, comment la présente-t-on et la diffuse-t-on? Comment perçoit-on et formule-t-on besoins en matière d'information? Comment gère-t-on son information et sa documentation? Quels processus de recherche de données ou de documents met-on en oeuvre dans le cadre de ses activités? Comment accède-t-on à des gisements d'information, traditionnels comme ceux des bibliothèques ou centres de documentation ou moins classiques comme ceux disponibles sur les réseaux? Quelles synthèses réaliser à partir de l'information recueillies et pour quoi faire? Quels liens établir entre différents systèmes et pratiques d'information et de documentation et le reste de son activité de citoyen ou de professionnel? Et bien d'autres questions encore?
Cette pédagogie de l'information repose aussi sur une bonne compréhension des heuristiques de l'information, c'est-à-dire des processus cognitifs spécifiques que chacun met en oeuvre dans sa recherche de l'information. Si ces heuristiques sont multiples et si chacun développe des heuristiques qui lui son propres, on peut malgré tout distinguer schématiquement plusieurs tendances générales. Ainsi peut-on opposer, en première analyse les heuristiques de la classification à celles de la navigation. Les premières, classificatoires, privilégient des démarches structurées basées sur des cheminements selon des arborescences de connaissances ou de données: un bon plan de classement permet de retrouver aisément le livre que l'on recherche, les fichiers qui se trouve sur son disque dur ou la photographie relative à un souvenir de vacances donné. Les heuristiques de la navigation privilégient au contraire des cheminements plus chaotiques, fondés sur des liens entre connaissances et données, sur pratiques d'association d'idées; elles permettent la découverte de continents non encore explorés, stimulent l'inventivité, créent l'étonnement.
Mais on pourrait aussi penser à d'autres schémas heuristiques dans l'accès à l'information, schémas conformes à ce qu'Abraham Moles appelait les grands courants philosophiques de la créativité: heuristiques de la combinatoire (matrices de découvertes, méthode morphologique,...), heuristiques de la négation ou du non (un principe et son contraire), heuristiques du pourquoi et des causalités (remonter à l'essence des choses), heuristiques du comment et de la description d'un fait ou objet en ses diverses composants (démarche cartésienne par excellence), et d'autres encore. Appliquées au champ de l'information, ces démarches heuristiques sont autant de façons pour l'enfant, l'étudiant, l'individu ou le professionnel de savoir trouver un chemin dans les méandres des fleuves de linformation.
Bien sûr, il faudrait parler de ces heuristiques en termes de processus individuels, mais aussi en termes de processus collectifs: au fond le développement du "group-ware" dans les entreprises, c'est-à-dire du travail de projet en commun autour d'un dispositif approprié d'information, comme celui des réseaux de télé-informatique sont bien des investissements cognitifs collectifs qui caractérisent les organisations apprenantes d'aujourd'hui.
4 - LA DOCUMENTATION AU LYCEE ET AU COLLEGE
Comment traduire ces perspectives dans le contexte des établissements d'enseignement? Quel rôle peuvent jouer les différents partenaires du système éducatif? Quelle ambition doit-on avoir en matière de projet pédagogique lié à la culture de l'information et de la documentation?
Avec un regard quelque peu extérieur, il apparaît que les missions et fonctions d'un CDI, centre de documentation et d'information, doivent ou peuvent exprimer la politique de l'établissement scolaire et de l'institution éducative en matière de documentation bien sûr, mais aussi en matière de formation. Il est important que toute la communauté éducative en prenne bien conscience et que les CDI ne restent pas la seule affaire des professionnels de la documentation, qu'ils ne soient pas de simples salles d'étude agrémentées de quelques livres ou revues , ni la structure d'accueil des personnels enseignants en rupture de vocation.
A l'égard de la cible que constituent les élèves d'un établissement scolaire, le CDI doit prioritairement contribuer à donner le goût de la lecture et à inciter les enfants à fréquenter des bibliothèques et à consulter des textes de diverses natures. Mais il doit aussi permettre la consultation de sources documentaires pertinentes pour répondre à des questions, interrogations ou curiosités particulières des élèves, selon de libres parcours intellectuels. Un autre rôle est de contribuer à la consolidation de la formation des élèves par consultation de documentations venant en complément des enseignements dispensés, et cela selon des cohérences pré-établies en accord entre enseignants et documentalistes. A travers le CDI, son action, ses ressources, son professionnalisme, l'élève doit pouvoir aussi acquérir et développer des apprentissages méthodologiques spécifiques d'accès à l'information et à la documentation, comme il doit pouvoir prendre des habitudes de travail basées sur la consultation des sources documentaires les plus diverses et sur la critique des apports de la documentation. Le CDI doit encore pouvoir contribuer, au sein de l'établissement, à un développement de la formation par la voie de l'auto-apprentissage et mettre à disposition des ressources documentaires adaptées à cette finalité.
Toujours en direction des élèves, et à côté des fonctions d'utilité précédemment énoncées, le CDI doit permettre aux enfants de se délasser entre les enseignements et de prendre du plaisir dans une documentation de loisir. Il peut aider les élèves à découvrir des outils modernes d'ouverture sur le monde et d'accès à la connaissance et les intéresser aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Dans cette perspective, l'aménagement et l'équipement d'un CDI doivent être soigneusement étudiés,... sans oublier qu'il doit être "branché" et même aujourd'hui bien branché.
Si le CDI est principalement destiné aux élèves, il est possible de lui assigner d'autres missions pour d'autres cibles d'utilisateurs. Ainsi, le CDI peut assurer une veille en matière d'information pour les enseignants, la direction ou les autres professionnels de l'établissement sur des thèmes préalablement définis conformément à leurs besoins. Il peut aider les enseignants à actualiser leurs connaissances et leurs méthodes pédagogiques ou à approfondir certaines recherches et notamment leur procurer des matériaux documentaires et pédagogiques originaux. Il faut souligner ici le fait que les structures documentaires sont de plus en plus connectées à de vastes réseaux documentaires et que la documentation devient une découverte permanente de continents inconnus, y compris pour des enseignants ("On ne finit pas d'apprendre" ou "No limits to learning" était le titre d'un rapport du Club de Rome des années quatre-vingt).
Pour la communauté et l'établissement, pris globalement, le CDI est un outil qui peut contribuer à la communication et à l'information internes. Il peut éventuellement aussi participer à la communication et à l'information externes de l'établissement, mais cela doit rester une option librement acceptée. Plus systématiquement, le CDI peut participer efficacement à certaines formes d'animation et de vie collective et procurer des opportunités de rencontre entre différents groupes fréquentant l'établissement. Il peut encore constituer une vitrine des méthodes et techniques de la documentation moderne et faire prendre conscience de mutations spécifiques de ce secteur. Il peut, comme d'autres structures d'information et de documentation au sein d'entreprises, développer et valoriser un patrimoine documentaire propre, spécifique du contexte de l'établissement, comme assurer aussi la mémoire de l'établissement et contribuer par là-même au développement d'une culture propre.
En prenant un peu de recul par rapport à l'établissement, le CDI peut contribuer au développement d'outils documentaires communs à plusieurs établissements (bases de données) et participer à des réseaux documentaires sectoriels ou régionaux. Et pourquoi ne pas imaginer aussi qu'il puisse constituer un dispositif documentaire accessible (sous certaines conditions et avec les moyens nécessaires) à d'autres populations qu'élèves et enseignants: parents d'élèves, entreprises locales, citoyens,...?
Le CDI est un instrument intéressant dont on n'a pas toujours perçu la richesse et le potentiel d'innovation. Il faut véritablement le mettre au coeur des stratégies éducatives et informationnelles. Il faut vaincre les peurs ou frilosités et oser repenser les processus de formation autour d'un CDI bien équipé, ouvert sur le monde et sachant articuler accès à l'information et à la documentation et consolidation des connaissances. Il faut vraiment repenser la place et le rôle du CDI dans l'établissement, pour mieux concevoir l'école du XXIème siècle.
Mais le CDI ne peut fonctionner dans cette perspective qu'à la condition de s'appuyer sur des professionnels bien formés, comprenant parfaitement leur mission spécifique et ne craignant pas d'innover. On ne peut qu'applaudir à la décision prise il y a déjà plusieurs années, avec la création d'un CAPES spécifique, de professionnaliser la fonction documentaire au sein des établisements. C'est un progrès considérable.
Mais, il faut aller plus loin. Les chefs d'établissement doivent être mieux sensibilisés aux missions et spécificités des CDI. Les enseignants eux-même doivent être incités à penser à coopérer avec les professionnels de la documentation. Il faut sans hésiter retravailler la question des horaires d'ouverture du CDI, comme celle des aménagements et des équipements nécessaires. Il faut plus sûrement encore s'impliquer fortement dans la constitution de réseaux de CDI (à différents niveaux, régional, national et international) comme dans la réalisation de produits mixtes multimedia d'information et de formation. Il faut encore réfléchir à l'articulation judicieuse entre réseaux de téléinformatique et CDI comme à la relation subtile à établir entre télévision éducative et CDI. Mais il faut surtout que s'instaure un réel débat collectif au sein de l'institution éducative sur ce que représentent vraiment, à quelques années de la fin du XXème siècle, l'information et la documentation et que soient imaginées, conçues, réalisées et promues des formes originales de formation qui intégrent pleinement ces ressources et ce professionnalisme désormais incontournables.
Quelques références bibliographiques complémentaires
UNESCO et Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (France).- Former et apprendre à s'informer: pour une culture de l'information.- Paris, ADBS, 1993.- 110p
MICHEL Jean.- Pratique du management de l'information: analyse de la valeur et résolution de problèmes.- Paris, ADBS, 1992.- 431p
MICHEL Jean.- Former aux heuristiques de l'information.- Documentaliste, vol 26. n°4-5, juillet-octobre 1989, p. 174-178
MICHEL Jean.- De la créativité en documentation: autres perspectives pour la formation. Bull. Bibl. France, t. 35, n°3, 1990, p. 193-201