Vers une stratégie de développement des usages individuels et collectifs d'Internet à l'Ecole nationale des ponts et chaussées

JM 252

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Communication au colloque ADBS, Rennes, décembre 1994

            Le phénomène INTERNET ne laisse aucune entreprise, aucune organisation, aucun professionnel indifférent. La vague médiatique actuelle n'épargne personne, pas même les très anciennes et illustres grandes écoles d'ingénieurs comme l'Ecole nationale des ponts et chaussées qui, au cours de sa longue histoire (sa création remonte à 1747), a pourtant connu nombre de révolutions politiques, sociales, économiques, scientifiques ou techniques.

            La "déferlante" INTERNET remet en question les fondements mêmes de l'institution. Elle conduit à s'interroger sur les nouvelles formes de transfert de savoir dans la société actuelle. Elle amène l'établissement à développer une réflexion collective originale sur la façon d'organiser la diffusion de la connaissance et sur le rôle que l'Ecole doit désormais jouer dans un contexte de mondialisation des échanges de toutes natures. Les habitudes de pensée, les organisations en place, les référents traditionnels sont autant de freins qui empêchent de prendre le problème à bras le corps et d'imaginer des approches vraiment originales de la formation des ingénieurs, de la recherche scientifique et de la diffusion de l'information spécialisée.

            Au cours des deux dernières années, l'Ecole nationale des ponts et chaussées (ENPC) s'est efforcée de suivre le mouvement et de retenir, pragmatiquement, un certain nombre de solutions dont on se rend parfaitement compte aujourd'hui des limites. Ce n'est qu'au cours des six derniers mois qu'une réflexion plus approfondie a pu être développée, et cela de façon collective. La communication qui suit n'a pour objectif que de témoigner de cette évolution qui, certainement, pose désormais plus de questions qu'elle n'en résoud. Elle vise à mettre en relief des pratiques individuelles et à montrer comment a pu émerger un besoin de stratégie collective autour de la question d'INTERNET.

  

1 - INTERNET, OU COMMENT EN PARLER SIMPLEMENT

            INTERNET est généralement défini comme un réseau de réseaux capables d'échanger entre eux des messages au protocole TCP/IP ou encore comme un gigantesque dispositif mondial d'échange de données et d'informations, très largement ouvert (y compris à des réseaux qui ne sont pas au protocole INTERNET).

            Mais comment parler vraiment d'INTERNET au sein d'une institution qui n'est pas particulièrement prédisposée à suivre les modes technologiques, notamment informatiques?

1-1. Des chiffres qui parlent d'eux-mêmes

            N'ayons pas peur de donner des chiffres; ils sont bien appréciés des décideurs.

            Si la révolution INTERNET démarre vers le milieu des années 70 aux USA avec des recherches sur les protocoles de communication entre ordinateurs, on estime aujourd'hui à 15 millions le nombre de sites ou machines interconnectés, avec un nouvel abonné toutes les 10 minutes. Plus de 13.000 réseaux (IP) d'ordinateurs sont connectés entre eux via INTERNET, avec un million et demi d'ordinateurs ainsi reliés entre eux. En 1998, on pense qu'il y aura plus de 100 millions le nombre des utilisateurs connectés au réseau. Quant au trafic sur INTERNET, il croît actuellement au rythme de 15 à 20% par mois.

            On peut encore noter que les entreprises privées représentent aujourd'hui 40% des connexions en France (la recherche et l'enseignement, environ 43%).

1-2. Une révolution culturelle, une transformation des pratiques sociales

            Mais au fond, INTERNET, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça fait?         

            a) INTERNET, c'est l'accessibilité de tous à tout (ou quasiment). Chacun, depuis son poste de travail, accède à des milliards de données et à des outils de traitement de l'information les plus variés, disponibles aux quatre coins de la planète: bibliothèque virtuelle, base de données planétaire,...

            b) INTERNET, c'est, grâce à l'interconnexion des ordinateurs, le développement d'un télétravail effectif et d'une communication généralisée (s'affranchissant des distances, des décalages horaires, des modes culturels,...). C'est encore la création de communautés d'intérêts trans-institutionnels. Mais c'est aussi la modification en profondeur des pratiques de la communication tant interne qu'externe: fax et courrier devenant obsolètes; télétravail sans papier; réduction des coûts de communications.

            c) L'intégration des accès INTERNET à un environnement informatique et bureautique est intéressant: couper-coller, sauvegarder, télédécharger, traiter des textes, et dans un futur très proche utiliser du multimedia (texte, données, sons, images,...).

            d) INTERNET est un instrument qui favorise l'évolution vers la création collective, trans-institutionnelle, trans-nationale, trans-disciplinaire: travaux mixtes et internationaux de recherche, réalisation de cours collectifs à distance, rédaction d'ouvrages collectifs, résolution commune de problèmes, ... autant de cas d'approches collectives, interactives, de la création intellectuelle grâce à INTERNET.

            e) Un concept clé caractérise INTERNET: l'échange. L'information, la connaissance sont des biens collectifs échangeables. Pour l'essentiel, elles prennent de la valeur par l'échange (et non par la rétention ou l'appropriation privative). INTERNET, dans sa philosophie, est basé sur l'échange, la réciprocité, la contribution collective. Cela ne va bien sûr pas sans inquiéter l'industrie de l'information et sans poser de problèmes  en matière de confidentialité des données et de protection des accès.

            f) INTERNET, c'est l''immédiateté de la réponse et de l'action, la rapidité de communication, l'interactivité en quasi temps réel (qui seront renforcées dans un avenir proche grâce au développement des nouvelles infrastructures ou autoroutes de l'information). Le chercheur, le manager, le formateur ne sont plus  a priori contraints par les nécessaires délais et contingences de l'échange. On agit à distance avec la même rapidité que la pensée, et ceci avec des groupes infiniment plus larges que ce que permettent les moyens traditionnels.

1-3. Un protocole d'échange, un ensemble de fonctionnalités et de moyens

            Une autre façon de parler d'INTERNET consiste à décrire ses principales fonctionnalités. Mais attention, les jargons informatiques peuvent rebuter. Sachons rester compréhensibles.

            a) INTERNET, c'est la mise en réseau, à l'échelle planétaire, des machines informatiques (de toutes tailles et d'environnements les plus variés) sur la base de l'utilisation d'un protocole de communication TCP/IP.

            b) INTERNET offre la possibilité de développer des messageries électroniques d'une puissance extraordinaire permettant du contact point à point, comme des communications collectives (forums électroniques, listes de diffusion,...).

            c) Des téléconférences, des "bulletins boards", des services de "news" permettent des discussions thématiques (entre plusieurs milliers de personnes parfois) sur des sujets préalablement déterminés. C'est la création collective, l'apprentissage mutuel généralisé. Ces groupes de discussion peuvent être modérés ou non (existence d'un filtre humain). Ils peuvent être librement accessibles ou au contraire réservés à des groupes préalablement déterminés.

            d) Des accès à des sources d'information, bases de données, catalogues de bibliothèques sont rendus possibles grâce à des dispositifs clients-serveurs et des outils logiciels spécifiques: WAIS, GOPHER, WWW, MOSAIC (pour l'instant, n'entrons pas dans la description fine de ces outils). On peut naviguer dans les sources d'information, récupérer des données et des textes, visiter électroniquement les bibliothèques proches ou lointaines, accèder à des fichiers de toutes natures. Les institutions qui ont de l'information structurée à proposer (catalogues, fichiers, etc.) se dotent aujourd'hui massivement de tels outils.

            e) Grâce à la procédure FTP (File Transfer Protocol), INTERNET offre la possiblité de rapatrier sur sa propre machine (ou d'envoyer sur d'autres ordinateurs) des fichiers correspondant à des textes ou des logiciels. Pour nombre d'entre eux, l'accès et le transfert sont libres (FTP Anonymous). C''est donc une forme très intéressante de partage et de délocalisation des ressources informatiques et plus généralement de libre accès à l'information et à la connaissance (d'où l'inquiétude des maisons d'édition, des producteurs de bases de données et des fabricants de logiciels face à une telle "démonétarisation" des biens intellectuels).

            f) INTERNET donne encore accès à des machines distantes (TELNET, RLOGIN) et permet donc le travail informatique à distance et partagé, comme la consultation de fichiers lointains dans un vaste "cyber-espace".

 

2 - INTERNET, A TRAVERS UN DEBUT DE PRATIQUE INDIVIDUELLE

            Il est intéressant de voir comment l'arrivée de ce nouvel outil dans une institution donnée transforme les modalités quotidiennes du travail d'un individu qui a la chance d'être connecté au réseau. Cette connection, pour l'auteur de la présente communication, remonte à juillet 1993, alors qu'un changement de fonction au sein de l'Ecole nationale des ponts et chaussées le conduit alors à intervenir plus directement sur des opérations internationales nécessitant l'usage d'INTERNET. Il insiste donc auprès de la direction compétente (direction de l'informatique et des télécommunications) pour obtenir le branchement de son petit ordinateur Mac-Intosh sur INTERNET.

            Ne prenons bien sûr ce témoignage que comme la simple expression de quelques signes de transformation des pratiques professionnelles.

2-1. Un changement dans l'espace, le temps et l'organisation du travail

            a) Le bureau s'organise de façon beaucoup plus nette que par le passé autour du poste de télétravail. L'ordinateur personnel est connecté sur INTERNET, via un réseau local, puis des réseaux externes (INRIA, RENATER,...). A proximité, une imprimante (mais au fond, est-elle vraiment nécessaire?), un télécopieur (là-encore, on pourrait sans passer mais il faudrait alors disposer d'un scanner pour les documents qui n'existent pas en version électronique), un téléphone et éventuellement, dans certains cas, un lecteur de CD-ROM ou un poste multi-media.

            b) En arrivant le matin au bureau, le premier geste consiste désormais à ouvrir  l'ordinateur et à consulter la messagerie INTERNET (mais on pourrait aussi la consulter à distance). Plusieurs messages attendent: certains sont sauvegardés, mis en attente, d'autres appellent une réponse immédiate. La réponse est faite quasi instantanément grâce aux fonctionnalités ergonomiques du logiciel de messagerie. Le travail qui prenait une heure auparavant pour rédiger un courrier, le faire taper, le poster, en faire des copies et les classer est réalisé en moins de 5 minutes (avec une suppression des papiers inutiles encombrant le bureau). Mais il faut aussi admettre qu'une absence prolongée peut se traduire par un afflux de messages (environ une centaine pour une semaine d'éloignement du bureau).

            c) En cours de journée, l'ordinateur fait savoir que des messages INTERNET sont arrivés ou arrivent. On réagit instantanément et on travaille alors en quasi instantanéité avec son interlocuteur (parfois en combinant judicieusement messagerie électronique, téléphone et télécopie). Il faut noter un point important: le fait de devoir répondre en envoyant un texte électronique à son interlocuteur (en français ou plus souvent en anglais dans la communication internationale) permet de travailler la réponse de façon appropriée et de s'affranchir à la fois de la lourdeur des procédures classiques de communication par courrier (formalisme inutile, frappe dactylographique par un tiers,...) et des angoisses de la communication téléphonée (interlocuteur absent, effets pschychologiques, non-maîtrise du verbal, difficultés de communication orale en anglais,...).

            d) Le poste de travail permettant l'utilisation des traitements de textes comme des logiciels d'hypertext, on peut simultanément consulter son fichier personnel d'adresses, élaborer des bouts de textes, les envoyer par INTERNET aux correspondants sélectionnés  et garder en mémoire ces textes et messages (dossiers d'affaires à suivre, archives mortes ou vivantes). La gestion directe en ligne des listes de correspondants (individuels ou groupés) est un plus extraordinaire très apprécié.

            e) En panne sur une question donnée (exemples: où trouver un bon manuel qui explique ceci ou cela, où trouver une voie de solution pour résoudre tel ou tel problème de mathématiques, comment recruter un spécialiste de tel domaine, envie de faire connaître un cycle de séminaires,...) on lance des appels, via INTERNET, soit à des collègues de son propre réseau de connaissances (consultation point à point), soit sur des listes de diffusion préatablies et constituées de spécialistes travaillant ensemble (via des serveurs de listes), soit enfin en recourant aux forums ouverts ("news" ou "bulletin boards").

            f) Et si le coeur vous en dit, et s'il vous reste du temps, vous pouvez aller consulter les catalogues de certaines bibliothèques dont vous savez qu'elles disposent sûrement de documents répondant à vos propres interrogations.

2-2. De nouvelles pratiques professionnelles

            Donnons quelques exemples très concrets.

            a) En tant qu'éditeur de l'European Journal of Engineering Education (journal de la Société Européenne pour la Formation des Ingénieurs - SEFI -), je reçois de nombreux textes d'auteurs pour publication éventuelle dans le Journal. Aujourd'hui, il est courant de recevoir les textes des auteurs sur disquette (et de le récupèrer, sous WORD, sur l'ordinateur du bureau), mais de plus en plus aussi sous forme de fichiers de textes électroniques. Ces textes sont alors transmis électroniquement (via INTERNET) à un ou plusieurs membres du comité de rédaction pour avoir leur avis. Ces experts retournent électroniquement les textes avec des propositions de modifications (ajoutées aux textes mêmes des auteurs). L'aller-retour électronique avec les auteurs permet de valider les nouvelles versions. Les documents sont alors conservés en mémoire de mon ordinateur, jusqu'au moment où tout est prêt pour la réalisation d'un numéro du journal (un numéro comprenant 7 ou 8 articles). Via INTERNET, les textes sont envoyés électroniquement au "publisher" de la revue, en Angleterre, qui n'a plus qu'à les reprendre et à intégrer les codes et labels de composition (sans avoir à resaisir les textes originaux).

            Récemment, un message a pu être adressé à un vaste ensemble d'enseignants ou spécialistes (disposant d'une adresse électronique) annonçant la réalisation d'un numéro du Journal qui sera consacré à l'impact d'INTERNET et du multimedia sur la formation des ingénieurs et à des expériences originales dans ce domaine. Quelques minutes après l'envoi du message, plusieurs collègues de différents pays faisaient savoir leur intention de contribuer et signalaient des pistes pour des auteurs potentiels. 

            b) EDUCATE est un projet communautaire de création d'un cours électronique destiné à des élèves-ingénieurs et visant à les préparer à mieux utiliser les ressources d'information et de documentation. Le projet, financé par la Direction Générale XIII (Luxembourg), associe l'Université Chalmers en Suède, l'Imperial College of Science, Technology and Medicine de Londres, le Polytechnic Institut de Limerick en Irlande, l'Université de Plymouth (et son centre d'enseignement à distance), l'Université de Barcelone et l'Ecole nationale des ponts et chaussées. Le travail de l'équipe et bien sûr le cours qui sera créé sont délibérément placés sous le signe d'INTERNET. Un forum électronique privé a été constitué: il permet l'échange collectif permanent entre les partenaires, chacun faisant état à la communauté de ses réalisations, de ses idées, de ses difficultés, le collectif apportant des compléments ou des réponses. Les textes et modules préparés sont échangés via INTERNET. La gestion du contrat est également suivie collectivement via INTERNET. Une phase de tests sera réalisée par consultations (ouvertes et fermées) d'étudiants, de professeurs et de groupes divers (bibliothécaires, documentalistes,...). Le produit, en final, intégrera des consultations en direct de bases de données (bases bibliographiques comme bases factuelles ou en texte intégral).

            c) La gestion de la coopération entre l'Université Technique de Prague (CVUT) et l'ENPC passe désormais à 80% par la communication électronique via INTERNET. Tous les enseignants et chercheurs de CVUT et surtout toute l'équipe de direction (recteurs, vice-recteurs, doyens,...) ont des adresses électroniques et pratiquent ce nouveau mode de travail. Un bulletin électronique de l'Université est également produit régulièrement (une sorte de lettre interactive) et touchant l'ensemble des membres de l'institution. Dans la coopération avec CVUT (pour la mise en place d'un cours sur la formation au management de l'information), les échanges se font via INTERNET: organisation des missions respectives, listes de contacts à prendre, information simultanée de toutes les parties prenantes (copies automatiques des courriers électroniques), échange de textes, élaboration de rapports de synthèse, etc.

            d) On prépare actuellement une future conférence internationale CAEE' 95 (Computer Aided Engineering Education) qui se tiendra à Bratislava (Slovaquie) en septembre 1995; elle fait suite aux conférences de 91 à Prague et 93 à Bucarest. En tant que Président du comité international d'organisation, je communique en permanence, via INTERNET, avec les collègues slovaques (recteur et responsable du comité local) ainsi qu'avec les membres du comité scientifique international (une liste collective est établie, qui permet l'ampliation systématique des messages électroniques à tous les membres). Il est prévu de faire produire et transmettre les propositions de communications par INTERNET et de consulter les experts du comité scientifique de cette manière. De même les textes définitifs pour les actes écrits seront élaborés à partir des documents électroniques fournis. Des listes de diffusion électronique dédiées à l'enseignement assisté par ordinateur dans les domaines des sciences et de l'ingénierie viennent, du reste, d'être constituées (CALISCE-NET et CAEE-L).

            d) Depuis plusieurs mois fonctionnent des listes de diffusion consacrées aux échanges entre professionnels de l'information et de la documentation. Ce sont notamment BIBLIO-FR, LIS-FID (liste semi-ouverte gérée par la Fédération Internationale d'Information et de Documentation -FID) et plus récemment ADBS-INFO, listes auxquelles il est vite apparu nécessaire de s'abonner. D'autres listes offrent également la possibilité d'obtenir d'intéressantes informations sur les questions de formation d'ingénieurs, sur le journalisme assisté par ordinateur ou sur d'autres sujets passionnants (sans parler de l'envoi par l'ambassade de France à Ottawa de son bulletin d'information scientifique via INTERNET). Ces diverses listes permettent des échanges d'informations et de messages: annonces de conférences, congrès ou séminaires, annonces de publications intéressantes, présentations de travaux personnels ou collectifs, élaboration de prises de position collectives, organisation d'enquêtes ou de panels relatifs à tel ou tel problème, identification d'experts ou de partenaires, information sur des accès aux sources d'information. Les informations utiles sont sélectionnées et ré-adressées aux collègues les plus concernés au sein de l'Ecole (veille informative profilée). Ce canal de communication électronique au sein de "collèges invisibles" mondiaux est aussi un excellent moyen pour faire connaître des travaux français ou rédigés en français que le monde anglo-saxon a tendance à ignorer par ses propres limitations linguistiques (n'hésitons pas à diffuser sur le réseau nos annonces de séminaires, congrès et autres publications).

 

3 - DE LA DECOUVERTE INDIVIDUELLE A LA DECISION COLLECTIVE

            Si très vite, par sa propre pratique individuelle, il est possible de se faire une opinion sur les potentialités de l'outil et si l'on prend rapidement de plus en plus de plaisir à errer et naviguer sur le réseau, il faut bien se rendre compte que cette passion personnelle n'est pas forcément partagée par l'ensemble des responsables de l'institution et qu'il reste encore beaucoup de chemin à faire avant de transformer l'ensemble de l'établissement en une entreprise virtuelle de transfert électronique de savoir. Comment parvient-on à faire prendre conscience de la nécessité d'un changement en profondeur et comment décide-t-on d'un plan d'action autour d'INTERNET?

            L'expérience récente menée au sein de l'Ecole nationale des ponts et chaussées est intéressante à méditer dans la mesure où elle fait clairement ressortir la nécessité d'une stratégie collective.

3-1. L'état initial des lieux: de rares connexions et des pratiques assez frustres

            Comme tout établissement d'enseignement supérieur, l'Ecole nationale des ponts et chaussées était forcément prédisposée à s'intéresser à INTERNET. Les pionniers, en la matière, ont été à l'évidence certains centres de recherche, soit orientés sur des thématiques informatiques, soit fortement ouverts sur des réseaux internationaux. La connexion de l'Ecole à INTERNET s'est faite via l'INRIA et progressivement une à deux dizaines de chercheurs ont commencé à utiliser INTERNET (de façon malgré tout très rudimentaire, à l'exception de quelques rares personnes ayant de longue date - et par leurs contacts aux USA - un usage professionnel d'INTERNET). Il est intéressant de noter que ces connexions sont restées longtemps ignorées de la direction de l'Ecole et qu'aucune décision formelle n'avait été prise en la matière. Très vite, malgré tout, a été perçu un nouveau besoin émanant des étudiants, commençant à réclamer de légitimes connexions à INTERNET (mais le débit de ligne retenu par la direction informatique de l'Ecole n'autorise pas un tel usage systématisé).

3-2. Le déclenchement d'une action  spécifique et l'émergence d'une prise de conscience

            Afin de connaître l'état actuel des usages d'INTERNET et les besoins au sein de l'Ecole nationale des ponts et chaussées, et pour en finir avec les sempiternelles remarques en Comité de direction sur l'effet de mode d'INTERNET, il est apparu évident qu'il fallait écouter la base et donc adresser une enquête auprès des personnels et enseignants d'ores et déjà connectés. Au milieu du mois d'avril 1994, près d'une centaine de personnes reçoivent en quelques secondes,  le texte d'une enquête électronique sur leurs ordinateurs. Comprenant une quinzaine de questions, simples à répondre, cette enquête est lancée depuis mon ordinateur personnel (non sans créer quelques problèmes sur le réseau en interne). Quelques heures plus tard, les premières réponses arrivent; au bout de deux à trois jours, une trentaine de réponses détaillées permettent d'établir une première synthèse, d'en communiquer la teneur lors d'une réunion du Comité de direction (quatre jours plus tard) et de diffuser, électroniquement, les premiers résultats aux personnes ayant répondu. Naturellement les personnes non connectées n'ont pas pu se prononcer (ce qui était le cas de quasiment l'ensemble des membres du Comité de direction): une version papier a toutefois été largement diffusée (et a semble-t-il largement circulé dans les services et départements).

            Cette action, sauvage (car non décidée institutionnellement), a eu un effet de choc au sein de l'Ecole. Elle a notamment permis l'expression d'un besoin d'une approche collective forte pour permettre à l'établissement de bien s'approprier INTERNET. Elle a fait surgir un ensemble de préoccupations notamment en matière d'équipement et de formation pour pouvoir utiliser efficacement l'outil. Elle a encore été perçue comme le premier signe d'une mutation à venir (et attendue).

            L'enquête a fait ressortir l'extrême hétérogénéité des pratiques individuelles, avec surtout une faible connaissance (y compris de la part des plus avertis) de l'ensemble des fonctionnalités d'INTERNET (ainsi des spécialistes - informaticiens - ne connaissaient que le système des "news" et ignoraient tout des listes de diffusion, des revues électroniques ou d'autres services disponibles sur le réseau).

            Et globalement était mis en avant le paradoxe d'un établissement généralement considéré comme prestigieux, mais incapable de mettre en oeuvre une politique volontariste en matière d'accès aux réseaux électroniques.

3-3. Un travail collectif, interdirectionnel et interdépartemental

            Ayant pris connaissance des résultats de l'enquête, le Comité de direction approuve en juin 1994, l'idée de constituer un groupe ad-hoc devant lui transmettre, sous trois mois, un ensemble de propositions pour tenir compte du développement d'INTERNET. Ce groupe de travail animé par l'auteur de la communication (et par ailleurs conseiller du directeur pour le management de la formation et de l'information...) est constitué de représentants des différentes directions, des centres de recherche et départements d'enseignement; la direction de l'informatique et des télécommunications y participe, mais n'en assure pas l'animation.

            Le groupe de travail, réuni avant et après l'été 94, présente ses propositions au Comité de direction au début d'octobre 1994.  Il s'est efforcé de proposer des mesures à court terme que l'Ecole pouvvait facilement adopter, les décisions à long terme devant être examinées en relation avec le développement du projet de déménagement de l'établissement à Marne la Vallée (Cité Descartes) et en cernant mieux les conséquences budgétaires des choix.

a) La messagerie électronique

            Compte tenu du caractère reconnu inéluctable du développement de la messagerie électronique INTERNET, notamment dans les milieux académiques et scientifiques français et étrangers, on retient la proposition d'institutionnaliser ce mode de communication, tant pour des usages internes que pour les relations d'échange et de travail avec les partenaires extérieurs. La messagerie INTERNET devient ainsi la messagerie officielle de l'ENPC.

            Cette mesure doit prendre en considération la nécessité de prévoir les mesures de gestion et notamment de police de cette messagerie (attribution et répertoire des adresses, sécurité du dispositif, fiabilité de fonctionnement, codes de bonne conduite,...).

            Il est décidé d'installer assez vite les équipements et connexions nécessaires là où ils n'existent pas encore, ainsi qu'une éventuelle augmentation des capacités des lignes et des réseaux (à étudier en fonction de l'évolution des besoins). 

            Le caractère volontariste de la mesure retenue implique un véritable changement culturel au sein de l'Ecole (passer de la culture papier à la culture écran) ainsi que des actions de sensibilisation et de formation appropriées visant à assurer le meilleur usage de la messagerie électronique.

b) Les dispositifs électroniques collectifs d'échange

            On se propose d'encourager, dans le cadre de cette messagerie, l'usage des groupes de "news" créés au sein de l'Ecole (groupes ENPC). Des actions d'information vont être faites pour faire connaître ces groupes internes de discussion.

            Les listes de messagerie (gérées par des logiciels de type LISTSERV) constituant des outils très performants d'information sur des thèmes précis, on préconise une installation prochaine d'un logiciel ad-hoc à l'Ecole, et la création de listes spécialisées sur des sujets de préoccupation qui lui seraient propres.

            Les logiciels permettant la consultation à distance de fichiers d'information et de documentation (clients GOPHER, WWW, MOSAIC) seront installés sur les postes de travail des personnes qui le souhaitent. Cette fonctionnalité d'INTERNET est particulièrement intéressante pour la documentation et pour les centres de recherche (des formations spécifiques sont prévues dans ce sens).

c) L'accès aux informations et fichiers de l'Ecole

            Des serveurs GOPHER, WAIS, WWW ou MOSAIC permettront de diffuser, à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur, l'information produite par l'Ecole. On retient l'idée de généraliser une expérience en cours en la matière et d'assurer, dans les meilleurs délais, une présentation électronique officielle des ressources informationnelles de l'ENPC: informations sur l'Ecole, divers fichiers et catalogues documentaires, cours de formation initiale et de formation continue, journéees d'étude, séminaires, etc...

            L'utilisation du GOPHER serveur doit donc être institutionnalisée. Cette décision implique la détermination des diverses responsabilités, quant au contenu des informations rendues accessibles et à la présentation et à l'ergonomie des écrans de visualisation comme en ce qui concerne le cadrage général et la maintenance du système. Il est décider de constituer assez vite une cellule fonctionnelle spécialement chargée de ce service, la mission communication et la documentation étant les services les plus particulièrement concernés par cette action.

d) Le travail à distance et le transfert de fichiers

            Les procédures TELNET et FTP sont essentielles pour les travaux scientifiques (comme pour l'accès aux ressources documentaires en plein texte ou aux ressources images). Il s'agit de pouvoir soit travailler sur des machines distantes (ou accéder à leurs ressources), soit d'obtenir le transfert sur sa propre machine de fichiers disponibles ailleurs (fichiers logiciels ou fichiers de textes ou d'images). Ces procédures existent actuellement mais sont freinées dans leur utilisation par la capacité de ligne et de connexion au réseau.

            Pour tenir compte des débits de connexion actuellement limités, est préconisée la création à l'Ecole d'un serveur FTP permettant d'héberger les différents logiciels disponibles sur le réseau et acquis une fois pour toutes.

d) Un ensemble de mesures complémentaires

            Il apparait, à l'évidence, que le débit actuel de la connexion n'est pas adapté au développement des besoins de l'Ecole, face à l'émergence du phénomène INTERNET. Il est décider de revoir assez rapidement la capacité de la connexion INTERNET, d'estimer le sur-coût correspondant (en tenant compte aussi des effets possibles sur la diminution d'autres prestations de communication).

            L'information des personnes, leur sensibilisation ou formation, sont autant de préoccupations légitimes à prendre en considération. Il en va du bon usage d'outils extrêmement puissants, mais qui peuvent être sources de déboires par ignorance des effets de leur utilisation. Diverses actions de formation seront prises en compte dans le plan de formation de l'Ecole dès la fin de 1994 et en 1995.

            L'usage nouveau d'INTERNET implique aussi la création de nouveaux services. Ce peut être le cas de la création d'une lettre ou bulletin électronique, interne ou externe. De même seront explorées les possibilités d'enseignement à distance comme de tutorat électronique. Dans cette perspective, sera poursuivi le travail de consultation des membres de l'Ecole d'ores et déjà connectés sur INTERNET.

            Enfin l'Ecole retient l'idée de mieux connaître ce que font d'autres établissements d'enseignement supérieur. Une enquête dans d'autres Ecoles sur les usages d'INTERNET pourrait s'avérer utile, de même que des présentations, à l'Ecole, de réalisations faites ou de services offerts par d'autres institutions. Une journée d'étude et d'échange co-organisée par le Groupement des Ecoles d'Ingénieurs de Paris (GEI Paris) est d'ores et déjà programmée pour le mois de février 1995.

 

Pour conclure... provisoirement...

            Avec le développement d'INTERNET, les établissements d'enseignement supérieur vont entrer dans une période passionnante de révolution des pratiques de formation, d'information et de recherche. Ils peuvent connaître de véritables bouleversements (éclatement des structures, délocalisation et déconcentration de l'accès au savoir, développement de la coopération trans-institutionnelle inter-individuelle, etc.) comme de nouvelles perspectives d'action (enseignement à distance et nouveaux marchés de la formation, groupes interactifs de recherche, pédagogie individualisée avec tutorat électronique, etc.). Il faut bien comprendre l'ampleur des mutations en cours, se préparer à y faire face. Il faut aussi ne pas manquer l'occasion de montrer sa capacité à innover et à sortir d'un schéma historique révolu, celui de l'Ecole d'ingénieurs du XIXème siècle.

            C'est dans ce sens que l'Ecole nationale des ponts et chaussées a engagé une véritable réflexion prospective et stratégique autour des usages innovants d'INTERNET. C'est désormais l'affaire de tous au sein de la communauté scientifique et éducative. Enseignants, chercheurs, informaticiens, documentalistes, étudiants aussi bien que personnels administratifs ou directeurs, chacun doit s'interroger sur la façon de prendre en compte ce nouveau vecteur de communication, ce nouvel instrument de partage de la connaissance. Mais c'est aussi à l'institution, en tant que telle de décider la mise en place des structures et les moyens appropriés, comme des actions de formation nécessaires, pour réussir ce changement majeur.

            Plus que jamais, il faut se mettre à l'écoute du monde, observer ce qui se passe à l'extérieur, en France comme à l'étranger et oser inventer les nouveaux services de formation et d'information dont la société et les individus auront besoin à l'ère de la communication électronique généralisée dont INTERNET est une préfiguration.