Comment repenser la formation des ingénieurs dans la nouvelle société de l'information

JM 258

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Key-note address à la Conférence SEFI, Compiègne, septembre 1995

RESUME      

   A quelques années de l'an 2000, les dispositifs de formation d'ingénieurs, établis et développés au cours des deux derniers siècles, sont remis en cause. On déplore leur difficile adaptation aux besoins de l'industrie et du monde modernes et aux évolutions sociologiques et technico-économiques. N'est-il pas temps de promouvoir de nouveaux processus de transfert des savoirs s'affranchissant des murs des établissements et ambitionnant de former de véritables équipes multiculturelles et pluridisciplinaires, à l'échelle des grandes régions et de la planète? N'est-il pas temps d'investir dans l'ingénierie pédagogique, dans la création de produits multimedia, dans l'usage, à des fins éducatives, des autoroutes de l'information et notamment du réseau de réseaux INTERNET? N'est-il pas urgent de se lancer sur les marchés internationaux de la formation initiale et continue des ingénieurs à travers un enseignement à distance rendu possible par les technologies de l'information? 

1- INTRODUCTION

   Les formations d'ingénieurs sont nées dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, en France, et plus tardivement dans d'autres pays européens, en réponseà un besoin de compétences spécialisées pour la construction des infrastructures des pays et le développement des industries. Des modèles pédagogiques différents ont vu le jour dans les divers pays, en fonction des caractéristiques culturelles et se sont largement diversifiés depuis.

   Ces formations qui ont connu et qui connaissent toujours un succès réel, sont pourtant mises en cause un peu partout dans le monde. Elles se contentent bien souvent de préserver des positions acquises ou des rentes de situation. 

   La question essentielle qui se pose aux responsables de ces formations d'ingénieurs est de savoir s'il ne faut pas rechercher maintenant de nouvelles approches éducatives réllement contemporaines et efficaces, qui articulent mieux formation, information, méthodologie, compétitivité, culture et technologie. N'est-il pas temps, pensent certains,  de mettre sur pied des processus de transfert des savoirs qui s'affranchissent des murs des Ecoles, qui surmontent les frontières géographiques, sociologiques et disciplinaires et qui permettent de former de véritables équipes mixtes, pluridisciplinaires, efficaces, des groupes performants et non plus seulement des individualités?

   L'émergence d'une nouvelle société de l'information s'appuyant sur la mise en place d'importantes infrastructures de transmission des données de toutes natures et sur l'accès généralisé, universel à de vastes gisements et services d'informations et de connaissances ne peut pas laisser les responsables des formations d'ingénieurs indifférents.

   N'est-il pas temps d'investir dans de nouvelles formes d'ingénierie des transferts de savoir, dans la création de produits multimedia et dans l'usage, à des fins éducatives, des autoroutes de l'information préfiguré aujourd'hui par ce qui se passe aujourd'hui sur le réseau INTERNET? N'est-il pas urgent de se lancer sur les marchés internationaux de la formation initiale et continue des ingénieurs à travers un enseignement interactif et à distance, rendu possible par les technologies de l'information et contribuant au développement collectif de l'intelligence et des compétences?

2- FORCES ET FAIBLESSES DES SYSTEMES DE FORMATION

   Les formations d'ingenieurs, quels que soient les pays dans lesquels elles se développent, sont fortement marquées par les conditions d'apparition des premières institutions chargées de préparer les premières générations d'ingénieurs modernes comme par les contextes culturels au sein desquels elles se sont développées.         

   Imprégnées d'idées saint-simoniennes, puis positivistes, les premières formations d'ingénieurs, en France, évoluent dans le sens d'un renforcement du pouvoir des ingénieurs dans et sur la société française, mais aussi dans le sens d'une division croissante ou arborescente des spécialités scientifiques et techniques, au point de rendre inéluctable la multiplication, voire même la prolifération, des Ecoles d'ingénieurs. La loi de 1934, instituant un contrôle sur ces formations d'ingénieurs, témoigne, en ce sens, de la préoccupation des responsables du moment, tant politiques qu'industriels, de reprendre le contrôle d'un processus de génération quasi spontanée des Ecoles et autres officines destinées à former des ingénieurs. Aujourd'hui, la situation n'a guère changé, si l'on observe les grands débats médiatiques français sur les nouvelles formations d'ingénieurs et surtout l'activité de la Commission des titres d'ingénieurs habilitant de nouvelles Ecoles d'ingénieurs toujours plus spécialisées, sans parler de la création de nouvelles filières de formation telles que les IUP, Instituts universitaires professionnels. Modèle archaïque mais poussé à l'extrême de sa logique de développement, l'Ecole d'ingénieurs, née dans le giron d'un pouvoir centralisateur soucieux de maintenir son contrôle sur les activités techniques, industrielles ou économiques du pays, reste une référence incontournable en cette fin de XXème siècle, même si de nouveaux programmes universitaires sont habilités à délivrer des titres d'ingénieurs (mais de fait, la structure, les orientations et les pratiques pédagogiques y restent identiques à celles des Grandes Ecoles traditionnelles).

   La situation dans les autres pays est très proche de ce qui est décrit ci-dessus pour la France, même si les points de départ et les modèles canoniques ou historiques diffèrent. Les universités techniques allemandes, anglaises, néerlandaises ou espagnoles restent fondamentalement des machines à enseigner héritées d'un XIXème siècle positiviste. Dans nombre de pays européens, le modèle va même plus loin que le dispositif français en matière de division et de partage des territoires de la connaissance, dans la mesure où la professionalisation de l'enseignement et l'accent mis sur le développement de la recherche scientifique conduisent à une véritable  balkanisation des disciplines, à la création de chapelles et de chasses gardées et, progressivement, à un abandon des objectifs pédagogiques et à une fuite vers les activités nobles de la recherche. Ce dernier point préoccupe du reste très sérieusement les spécialistes des Etats Unis et du Canada, qui s'aperçoivent, avec frayeur, et affirment dans de récents colloques que les grandes universités techniques ne forment pas vraiment les ingénieurs qualifiés et communicants nécessaires à l'industrie nord-américaine.

   Il n'est pas abusif aujourd'hui d'affirmer que les institutions de formation d'ingénieurs comprennent difficilement (et peut-être de moins en moins) les besoins actuels et réels des sociétés modernes, qu'elles ne participent pas aux vrais courants de réflexion et d'action ayant trait aux transformation de ces sociétés (pensons aux évolutions des villes et de leurs banlieues, à la nécessaire protection de l'environnement ou encore au développement de l'emploi et à la prise en compte des aspirations des jeunes générations). Et si les Ecoles et autres formations d'ingénieurs restent sourdes aux appels des responsables politiques ou industriels, la raison en est principalement qu'elles ne savent pas se dégager de leurs traditions academico-scientifico-corporatives. Les contenus des formations, les jeux de pouvoir autour des partages des territoires disciplinaires, la pérennisation des modèles corporatistes du passé et un enseignement basé sur le transfert reproductif des connaissances sont autant de freins à une transformation profonde de la perspective éducative.

   Des formations souvent trop scolaires (pensons aux charges de travail des élèves des classes préparatoires aux Grandes Ecoles ou des étudiants des Instituts universitaires de technologie en France), aux surcharges en effectifs des grandes Universités Techniques allemandes...), l'incapacité à intégrer de façon moderne l'accès aux ressources informationnelles dans la formation des jeunes, l'absence de programmes permettant de préparer de véritables équipes professionnelles, mixtes et transdisciplinaires (techniciens associés à ingénieurs, commerciaux, documentalistes ou sociologues,...), la très grande difficulté à former les futurs ingénieurs à certaines méthodes du travail intellectuel efficace (du "problem solving" aux techniques de créativité, en passant par les heuristiques de l'information, l'analyse de système ou la conduite des groupes mixtes), telles sont quelques unes des critiques que l'on entend souvent à propos des formations d'ingénieurs dès lors que l'on dépasse le niveau de l'autosatisfaction.

   Il est en revanche vrai que les divers acteurs du système ont faits d'importants efforts   pour améliorer ou adapter ces formations d'ingénieurs. Ainsi, au cours des vingt dernières années,  a-t-on recouru plus systématiquement aux stages en entreprise, aux projets personnels, aux échanges avec des partenaires étrangers, aux activités extra-scolaires ou extra-universitaires ou encore à certains outils modernes et plus particulièrement à l'ordinateur, véritable maître à bord des Ecoles d'ingénieurs. La formation continue a cru considérablement. 

   Mais les Ecoles et autres formations d'ingénieurs tombent de plus en plus souvent dans le travers d'un marketing de façade (avec parfois d'importants budgets de communication et de promotion dans certains établissements, alors qu'aucun investissement sérieux n'est fait en matière de recherche pédagogique, de formation des enseignants ou de prospective éducative). L'apparence de l'institution prime sur sa capacité à trouver les bonnes réponses aux besoins de la société. L'emballage des "marchandises enseignables" et la promotion de la marque de fabrique prévalent au détriment de l'analyse critique des modalités de transfert des savoirs et des savoir-faire.

3- UN AUTRE REGARD SUR LES PROCESSUS DE TRANSFERT DE SAVOIR

   Comment repenser le problème de la formation des ingénieurs dans le contexte de nos sociétés post-industrielles, marquées par une mondialisation des économies, une élévation incontestable du niveau de savoir et de curiosité des jeunes générations, une imbrication accrue des diverses forces productives et surtout par un développement prodigieux des technologies de l'information? Peut-on inventer de nouvelles modalités de formation qui prennent mieux en compte l'accès de plus en plus généralisé et immédiat à l'information et l'ouverture sur le monde? Quels partenaires, quelles structures, quels réseaux de compétences peuvent intervenir dans une transformation profonde des modalités de formation des ingénieurs?

   Comparée à celle qui prévalait au milieu du XIX siécle, la situation actuelle se caractérise surtout  par une émergence de l'information et de la communication dans tous les aspects de la vie individuelle et professionnelle. Pour l'ingénieur, cette réalité est de plus en plus au coeur même de sa pratique, puisqu'au fond ce professionnel n'est qu'une courroie de transmission entre ceux qui lui posent des problèmes à résoudre (la société, l'industrie, le grand public, le politique...) et ceux qui réalisent concrétement les solutions définies par lui (les constructeurs techniques, les fabricants et diffuseurs de produits...). L'ingénieur, qu'il soit chercheur-inventeur, maitre d'ouvrage, maître d'oeuvre, technico-commercial, directeur de société, inspecteur... est au carrefour de l'échange et de la transformation d'informations spécialisées de toutes natures. L'ingénieur ne fabrique pas lui même les produits qu'il fournit, mais par contre il gère des systèmes d'information à finalité décisionnelle qui permettent d'apporter une réponse aux besoins exprimés. L'ingénieur navigue en permanence dans l'information, il la transforme, il fait des plans et des projets qui ne sont que des concrétisations informationnelles à un instant donné. Il véhicule aussi l'information, vend son projet, cherche à convaincre d'autres partenaires ou décideurs. Il est à cet égard symptomatique d'observer et d'écouter des groupes d'ingénieurs en train ou en avion: l'échange d'informations y est dense et intense, et l'on sent bien que sans ce partage de l'information, l'ingénieur ne pourrait pas exercer correctement son métier.

   Les systèmes d'information spécialisée deviennent de plus en plus puissants et incontournables. Américains, Européens ou Français rivalisent d'ardeur et de milliards de dollars, ECU ou francs pour mettre en place les nouvelles autoroutes de l'information. Des bases et banques de données aux systèmes experts, en passant par les chaînes informatisées de CAO, CFAO, XAO,..., par les flux trans-frontières de données, par les normes ou les brevets ou encore par la mise en oeuvre des techniques et méthodes du groupware ou de l'EDI (échange de données informatisées), toute l'activité des entreprises et des ingénieurs s'inscrit dans une perspective de développement des ressources informationnelles, véritable fer de lance de l'industrie  et des services modernes.

   D'ailleurs, il est important de souligner que cette information "professionnelle" (scientifique, technique, économique...) n'est pas la seule en jeu dans "l'entreprise du troisième type": il faut désormais prendre en compte la légitime capacité d'expression de l'ensemble des salariés (cercles de qualité, groupes de progrès...), le dialogue indispensable avec des partenaires de cultures techniques ou géographiques différentes, la communication sociale avec le grand public, etc...

   Cette information circulante, vivante, caractérise profondément notre fin de siècle. Il n'est plus imaginable de prétendre exercer une responsabilité substantielle sans recourir en permanence à des données, des informations ou des connaissances actuelles, fiables et ouvertes sur un vaste monde. Il n'est plus pensable de vivre professionnellement en autarcie, pas plus qu'une formation d'ingénieurs ne peut aujourd'hui se développer dans l'isolement. Il n'est plus concevable de regarder l'information et la connaissance comme un stock à préserver jalousement; l'échange prend le pas sur la possession, la valorisation de l'intelligence par la communication ouverte, généreuse, des données et des sources devient une valeur essentielle. 

   Dans ces conditions, la question de la formation des ingénieurs prend un tout autre relief et ne peut pas se limiter au seul transfert, vers l'âge de vingt ans, d'une boite de connaissances figées, susceptible de satisfaire les besoins d'une carrière entière. Si,  au milieu du XIXème siècle, il était évident que le rôle de l'établissement de formation était de permettre un accès à des données techniques peu répandues dans la société, il n'en est plus de même aujourd'hui puisque tout un chacun (dans les pays du Nord, en tous cas)  est désormais en mesure d'accéder à n'importe quel élément de savoir, à n'importe quelle information, y compris les données disponibles à l'autre bout de la planète, ainsi qu'à des renseignements très confidentiels (malgré toutes les protections prises pour éviter cela).

4- DE L'INFORMATION A LA FORMATION: LE NOUVEAU PARADIGME

   De façon schématique et volontairement provocante, on pourrait affirmer qu'il n'y a plus nécessité aujourd'hui de s'appuyer sur des Ecoles ou des Universités pour former des ingénieurs. Ou, plus exactement, il n'est plus nécessaire de concentrer géographiquement des étudiants en un lieu donné, pour suivre des enseignements et accéder à des connaissances aisément transférables. On peut même se demander si cela a encore un sens de limiter ce transfert formel de connaissances à un moment donné de la vie des individus, alors qu'en permanence il faudra actualiser ses connaissances et que les technologies de l'information permettent de s'affranchir des cadres géographiques et temporels.

   Si l'Ecole d'ingénieur a encore un sens ou un futur, pour quelle fonction et pour quel  service l'a-t-elle. Dispenser ce qui est aisément accessible à partir de n'importe quel point de la planète, établir des liaisons entre des connaissances éparpillées et contradictoires, créer une vie culturelle spécifique, contribuer à la stimulation de la production et du transfert des savoirs? Mais quel est donc, aujourd'hui, le rôle réellement indispensable d'une Ecole d'ingénieurs?

   Au fond, n'est-il pas temps de mieux distinguer ce qui relève de la transmission des données ou informations constitutives des savoirs, de ce qui a trait à la consolidation des connaissances et à la préparation des futurs ingénieurs à la maîtrise des méthodologies de l'action efficace.

   Il est désormais impératif d'amener des étudiants, futurs ingénieurs, à savoir maîtriser et gérer leurs propres systèmes d'accès à l'information et à la connaissance. Dans ces conditions, la fréquentation des très classiques bibliothèques et des centres de documentation, la consultation des bases et banques de données, la navigation sur Internet, la connexion sur les nouveaux systèmes multimedias d'information et de formation (les nouvelles encyclopédies du savoir), la lecture critique de nombreux ouvrages et articles, français ou étrangers, doivent désormais constituer la première étape de toute formation d'ingénieurs. Ces modalités de consultation des ressources disponibles peuvent remplacer plus de 50% des cours de premier cycle et un grand nombre d'enseignements ultérieurs qui, en fait, ne sont que des compilations d'informations que les étudiants peuvent trouver par eux-mêmes (elles peuvent aussi se substituer aux pratiques douteuses de renvoi à des cours polycopiés dont les finalités pédagogiques ne sont pas définies). De telles ressources informationnelles et éducatives peuvent provenir de diverses origines et la formation des ingénieurs doit inciter les étudiants à naviguer dans cet hyper-espace de l'information et de la connaissance. Les moyens classiques que constituent les livres, les revues, la littérature grise, sont bien entendu àprivilégier en priorité, mais il ne faut pas éliminer ou rejeter l'information vivante (orale notamment) qui devient de plus en plus facile à accéder (pensons au rôle de la messagerie électronique en éducation). Mais désormais les CD-ROM et autres CD-I (CD interactifs), les bases et banques de données, les vidéodisques, les satellites, les réseaux d'ordinateurs et les formations dispensées à distance constituent autant d'alternatives efficaces pour l'accès au savoir. Les  contacts en milieu industriel, les échanges avec des partenaires étrangers, le travail avec des techniciens ou avec des spécialistes d'autres disciplines, le développement d'activités culturelles extra-scolaires fournissent également autant d'occasions nouvelles aux étudiants d'enrichir leurs bases de données personnelles et d'améliorer leur compréhension du monde réel.

   Un cursus de formation d'ingénieurs  doit, pour l'essentiel, consister en un dispositif organisé et personnalisé d'accès aux informations ou connaissances pertinentes, accompagné d'un rigoureux tutorat pédagogique (pour passer de l'information au savoir) et d'un programme favorisant les expériences de vie professionnelle (stages, échanges internationaux, activités rémunérées ou non,...). A côté de la stricte fourniture des modalités d'accès aux ressources informationnelles, l'Ecole d'ingénieurs doit donc mettre en place les procédures permettant de consolider les savoirs en élaboration (travaux pratiques, projets, échanges pédagogiques...) et de contrôler les résultats des étudiants eu égard aux objectifs assignés, dans le cadre d'une nouvelle démarche de la qualité appliquée aux processus éducatifs.

5- LES NOUVELLES FRONTIERES DE LA FORMATION

    Les Ecoles situées dans une même région ou celles qui fonctionnent en réseau (la tendance au regroupement et au partenariat est patente depuis quelques années) sont, ou seront amenées à investir dans de nouveaux équipements éducatifs lourds, véritables machines à dispenser de l'information structurante, pouvant être consultés par des étudiants de diverses origines, sur place ou à distance, appartenant ou non à la même institution. Elles devront faire ces investissements en ingénierie éducative comme elles ont dû être conduites à renforcer leurs équipements pour la recherche. Déjà,  les Universités IBM, Mac Donald ou Siemens (pour ne citer que quelques institutions nouvelles) montrent la voie à leurs consoeurs plus traditionnelles. De grandes universités américaines s'associent aujourd'hui pour mettre sur pied de tels dispositifs lourds d'industrialisation de la formation des ingénieurs alors que des institutions australiennes s'attaquent sérieusement à la conquête des marchés de la formation du Sud-Est asiatique par des produits et services électroniques de diffusion de la connaissance.  En France, cette orientation pourrait signifier la fin de l'habilitation par la Commission des titres d'ingénieurs de nouveaux établissements de formation dépourvus de moyens modernes et puissants d'accès à l'information et de structuration des connaissances nouvelles, comme elle est déjà amenée à s'interroger sur les capacités des établissements en matière de recherche.

   Au niveau des étudiants, des efforts sont être faits pour faciliter l'accès à l'information, son traitement et sa diffusion. Dans les meilleurs des cas, des travaux sont menés en partenariat avec des industriels pour concevoir des postes intelligents d'auto-apprentissage intégrant divers outils de gestion de l'information. Ces postes de travail et d'apprentissage personnalisés pourront être utilisés par les étudiants tout au long de leur scolarité. Après l'obtention du Diplôme, les étudiants pourront conserver l'essentiel du patrimoine des ressources accumulées et l'actualiser, dans leur vie professionnelle, grâce à la formation continue et aux diverses modalités d'entretien des savoirs. Il faudra vraisemblablement inventer des mécanismes financiers pour permettre le passage d'une formation de consommation à une formation d'investissement. 

    Les enseignements et chercheurs des Ecoles et autres formations d'ingénieurs sont incités désormais à réaliser des produits d'information et de formation aisément transférables, échangeables (les différents programmes de l'Union Européenne mettent fortement l'accent sur cette nouvelle approche du transfert des connaissances). Il faut pouvoir alimenter des banques de cas et des bases de données didactiques. Il faut pouvoir créer des cours diffusables par satellite ou à travers des réseaux d'ordinateurs (INTERNET, par exemple), le marché de la formation des ingénieurs se mondialisant. En d'autres termes, la rémunèration d'un formateur doit de plus en plus privilégier l'investissement fait lors de la réalisation d'outils didactiques transférables et au contraire dissuader l'enseignant qui rabâche et répète le même discours devant des auditoires assoupis et passifs. La formation devient un investissement culturel et économique et l'enseignement, une prestation industrialisable.

   Par ailleurs, la composante principale d'une formation d'ingénieurs a toujours été, et restera, la formation méthodologique. Celle-ci est acquise pour l'essentiel, pendant les toutes premières années du cursus, mais est approfondie en fin de formation dans les domaines ou contextes précis d'ingénierie étudiés. Le développement de nouveaux processus d'information et de formation conduit les étudiants à recourir aux heuristiques d'apprentissage les plus riches et les plus efficaces. De même, on cherche à stimuler la découverte des milieux différents (l'entreprise, l'étranger, les autres disciplines). La communication sous toutes ses formes (orale, écrite, audio-visuelle, électronique...), la dynamique des groupes mixtes, la maîtrise des langues, l'expérience internationale et interculturelle  sont autant de composantes d'une formation aux méthodologies de l'information active et du travail efficace.

6- QUALITE, ECONOMIE ET MANAGEMENT DE LA FORMATION

   Plusieurs colloques récents abordent la question de la qualité de la formation des ingénieurs et apportent des éclairages intéressants sur ce que doit être le management d'un système de formation. On évoque de plus en plus, dans les milieux spécialisés de l'enseignement supérieur, la mise en conformité des programmes et dispositifs de formation aux normes ISO 9.000 relatives à la gestion de la qualité. Dans ce sens, et dès le début des années 80, les Grandes Ecoles françaises d'ingénieurs confrontaient leurs idées et leurs réalisations en matière de "macro-pégagogie" et de gestion des alternatives de formation.

   Plus que dans tout autre domaine de l'enseignement supérieur se pose la question de la façon dont on articule les différents moyens ou ressources pour atteindre les objectifs fixés.

   C'est d'abord la recherche du meilleur dosage possible entre enseignements (conférences plénières ou cours en petites classes), travaux pratiques, travaux de laboratoire, projets personnels de fin d'études, stages en entreprise, séjours à l'étranger ou autres formules pédagogiques. En d'autres termes, former un ingénieur (du moins dans la culture française), c'est mettre un étudiant en face de multiples façons de gérer son ouverture sur le monde, mais c'est aussi prendre le risque d'un certain dilettantisme (comme le font parfois remarquer les collègues allemands) si cette diversité des possibles pédagogiques n'est pas gérée.

   Cette "macro-pédagogie" voulue est donc mise en oeuvre au sein des Ecoles par une multiplicité d'acteurs dont on imagine mal l'équivalent dans d'autres domaines de l'enseignement supérieur. Ainsi a-t-on fréquemment dans les Ecoles un responsable des stages ou un chargé des relations avec la profession. Des directions pour la formation alternée, pour la formation continue ou pour la formation par la recherche complètent le traditionnel dispositif que constitue la direction des études ou de l'enseignement. Les centres ou unités de service spécialisés (informatique, documentation, audiovisuel,...) concourent de même à cette démarche de macro-pédagogie. La formation est prise, au sein d'une Ecole d'ingénieurs, comme un tout et comme un processus collectif, au sein duquel chacun apporte sa touche, tout en permettant les libres parcours des étudiants.

   Plus spécifiquement, la notion même de direction est intéressante, car elle conduit à évoquer le problème de formation en termes de management. Le Directeur d'une Ecole d'ingénieurs est en quelque sorte un patron d'entreprise qui doit atteindre certains objectifs avec des ressources données. L'équipe de direction (avec différents Directeurs spécialisés, en nombre variable selon la taille des établissements) met en oeuvre la politique de formation avec un schéma de fonctionnement original (par rapport aux entreprises classiques) selon lequel on doit nécessairement trouver des convergences entre la logique décisionnelle et économique (la gestion de la "boîte"), la logique éducative (les départements d'enseignement et de recherche, les enseignants, les disciplines) et la logique des standards, des finalités et du besoin (les filières de formation, les débouchés, les entreprises, les anciens élèves,...). Il serait du reste extrêmement intéressant d'entreprendre des recherches sur le management des institutions de formation d'ingénieurs et d'examiner le rôle respectif des diverses composantes du système.

   Il faut ajouter que de plus en plus les Ecoles s'oreientent vers la conception et la mise en oeuvre de nouveaux programmes de formation spécialisée qui sont, d'une certaine façon, une ouverture des établissements sur le monde marchand et qui les conduisent à se positionner sur un véritable marché mondial du transfert des connaissances. Mais qui dit marché de la formation dit automatiquement concurrence. Et qui dit concurrence dit nécessairement contrôle et validation de la qualité. C'est sur ce dernier point que des efforts sont faits dans différents pays pour apprécier la qualité des formations dispensées.

   De façon plus innovante encore, les Ecoles d'ingénieurs se lancent, à l'image des entreprises dans la réalisation de "Projets d'Ecole" (projets d'entreprise) ou dans la mise en place de cercles de qualité pour l'étude de tel ou tel aspect de la gestion de l'établissement. Cette vision plus "sytémique" de la formation est bien moderne et permet de mobiliser l'ensemble des partenaires, l'ensemble des ressources disposnibles (et pas seulement les enseignants) dans la recherche de nouveaux équilibres pour mieux former les ingénieurs de demain.

   La question essentielle qui reste posée (plus implicitement souvent qu'explicitement) est celle de l'économie de la formation des ingénieurs.

   Dans le modèle allemand, l'enseignement de masse à l'université est devenu une réalité incontournable qui conduit par exemple le professeur à dispenser des cours devant des auditoires de plusieurs centaines d'étudiants et où la relation de ces derniers avec la recherche n'est désormais plus qu'un mythe. Outre Manche ou outre Atlantique la misère des formations d'ingénieurs est réelle, renforcée par un libéralisme économique privilégiant les rentabilités à court terme aux investissements  éducatifs du long terme. Des réductions drastiques de moyens (allant jusqu'à 30%) ont été imposées aux universités anglaises et canadiennes au cours de la dernière décennie.

   Le contexte français n'est guère meilleur dans la mesure où nombre d'Ecoles d'ingénieurs ont mis en place, dans les années 70, de remarquables structures "macropédagogiques" de formation, mais qui supportent malheureusement mal les contraintes économiques actuelles. En d'autres termes, vouloir former des ingénieurs selon des schémas innovants, n'est-ce pas un luxe que seules désormais les grandes multinationales industrielles et les grandes fondations internationales (fondation SOROS, par exemple) pourront s'offrir? En outre, les Ecoles françaises souffrent du fait que les enseignements sont dispensés devant des effectifs trop restreints: l'éclatement du dispositif de formation des ingénieurs en plusieurs centaines d'établissements, avec le maintien d'un numerus clausus très fort et donc des tailles moyennes d'établissement de l'ordre de la petite centaine d'élèves, conduit à un réel gaspillage des ressources.

   Or dans le même temps, il faudrait pouvoir investir de façon importante dans l'ingénierie pédagogique, dans la création de produits multimedia, dans le développement d'ambitieux programmes de formations d'ingénieurs à l'échelle planétaire, avec l'aide des technologies de l'information. Il faudrait pour se lancer sur les marchés internationaux de la formation, notamment celui de l'enseignement à distance qui est en train d'exploser grâce aux réseaux de type INTERNET. Une récente investigation à travers des bases de données spécialisées montre qu'il existe aujourd'hui plus de 20.000 cours délivrés au niveau mondial sous INTERNET. Mais de tels projets nécessitent de lourds investissements en temps, en ressources humaines, en équipements que les "petites Grandes Ecoles" françaises ont du mal a pouvoir consentir.

   Le regroupement des forces, soit à des niveaux régionaux ou locaux (comme par exemple, les instituts nationaux polytechniques de Lorraine, de Grenoble ou de Toulouse), soit selon des réseaux décentralisés (Ecoles des Télécommunications, Ecoles Centrales) est une première approche pour la résolution du problème économique. D'autres possibilités existent, allant de la création de cours commun à plusieurs établissements (pour les disciplines non spécifiques) à la mise en commun de moyens pour les équipements d'accompagnement (centres informatiques, bibliothèques et centres de documentation, centres de production audiovisuelle,...) en passant par des regroupements d'unités de recherche. La valorisation des enseignements dispensés à travers une plus large diffusion de ceux-ci à l'extérieur de l'établissement d'origine semble devoir être une priorité pour l'avenir. D'autres voies enfin consistent à explorer plus sytématiquement de nouveaux marchés, comme par exemple la formation continue diplômante, la formation de techniciens et d'ingénieurs de production, la formation de professionnels en double compétence.

   Mais toutes ces réflexions ne peuvent aboutir que si l'on porte un nouveau regard sur la réalité des institutions de formation. Il faut passer de l'Ecole du XIXème siècle à l'entreprise ou au réseau de formation du XXIème siècle et accompagner désormais la définition du projet pédagogique et scientifique de l'institution d'une véritable maîtrise des données économiques de son développement.    

7- CONCLUSION

   Qui aurait pu imaginer en 1747, au moment où la France créait sa première Ecole d'ingénieurs, l'Ecole Royale des Ponts et Chaussées, que deux siècles et demi plus tard les hommes communiqueraient entre eux à distance, voleraient par dessus les continents et les océans, traverseraient la Manche à pied sec?  Qui aurait pu imaginer alors que l'essentiel des connaissances  encyclopédiques pourrait tenir sur un minuscule disque CD-ROM? Qui aurait pu imaginer que les hommes transmettraient leurs notes de calcul ou leurs projets à l'autre bout de la planète dans les minutes suivant leur élaboration, grâce à la télécopie ou à INTERNET?

   Il faut se rendre à l'évidence, le monde a profondément changé. Mais nos systèmes de formation restent identiques pour l'essentiel à ce qu'ils étaient il y a deux siècles. Les enseignants et directeurs d'Ecoles d'ingénieurs risquent donc de porter une lourde responsabilité au regard de l'histoire s'ils ne parviennent pas à imaginer et mettre en oeuvre d'autres approches de la formation privilégiant les démarches autonomes et généralisées d'accès à l'information et à la connaissance, d'autres méthodologies de l'apprentissage et de l'entretien des savoirs. L'économie des moyens les force aujourd'hui à prendre des décisions qui risquent de renforcer la tendance naturelle des établissements de formation au conservatisme et au repli sur soi, alors qu'il faudrait au contraire oser inventer et promouvoir de nouvelles structures et pratiques de formation compatibles avec l'élargissement des horizons.

   Telles sont bien les données relatives au développement des formations d'ingénieurs en cette fin de XXème siècle.