Jean MICHEL, Président de l'ADBS
"Documentaliste - Sciences de l'information", 1995, vol. 32, n°.2, pp. 96-98
Au cours des derniers mois, la question du droit de copie a été au coeur de nombreuses discussions et polémiques. L'adoption par le Parlement, en décembre dernier, d'un nouveau texte de loi sur la copie papier des documents publiés commercialement marque un tournant important, tout en n'apportant aucune réponse sérieuse et définitive aux multiples questions qui se posent en la matière. L'A.D.B.S., en tant qu'association professionnelle regroupant plusieurs milliers de spécialistes de l'information et de la documentation, a fortement et à plusieurs reprises manifesté son désaccord sur certaines positions adoptées par les milieux de l'édition et leurs représentants. Elle a essayé de définir les bases sur lesquelles asseoir une réflexion sur le droit futur de l'information et a fait des propositions pour que soit trouvés des compromis entre différents points de vue.
Le droit de l'information, une question difficile mais très actuelle
La question reste très complexe, ouverte et nécessite un effort de chacun pour bien comprendre les enjeux et les conséquences de l'affaire. Limité au réglement du seul problème de la copie papier (règlement théorique du moins, car les textes d'application tardent à venir), le texte de loi de décembre 1994 n'aborde absolument pas la question des utilisations de l'information circulante sur les réseaux électroniques. Plus que jamais, les professionnels de l'information et de la documentation doivent donc s'impliquer dans ce débat essentiel pour leur avenir et être bien au fait des multiples dimensions du problème.
L'A.D.B.S. propose que s'ouvrent sans tarder des négociations entre tous les partenaires concernés par cette question délicate et que soient mis fin aux affirmations simplistes et trop largement propagées par certaines campagnes médiatiques selon lesquels les professionnels de l'information et de la documentation seraient des irresponsables économiques, des "pilleurs" systématiques, des intermédiaires qui n'auraient que le droit de se taire et de payer. Les missions de ces professionnels dans les institutions pour lesquelles ils ou elles travaillent sont importantes pour la société et la culture de notre pays comme pour la compétitivité de l'entreprise. Cela leur donne pleinement le droit d'être entendus.
Droit de copie et droit d'auteur
Le droit de copie s'appuie essentiellement en France sur le droit d'auteur. Quelqu'un qui publie un document bénéficie d'un double droit moral d'une part, patrimonial d'autre part. Dès lors, la reproduction de tout ou partie de l'oeuvre (le document) nécessite autorisation explicite de l'auteur, qui peut en outre réclamer et obtenir une juste rétribution financière pour cela. La loi française de 1957 (revisitée en 1992) détermine les grandes composantes de ce droit d'auteur et des droits associés. Il est important de souligner ici que l'utilisation privée (à des fins individuelles) de l'oeuvre est autorisée, mais que, par contre, tout usage collectif est illicite, sans l'autorisation formelle de l'auteur. En outre, il faut retenir le point essentiel suivant: seule la mise en forme des idées (le document, le texte) est protégée, les idées, par contre, sont "de libre circulation".
Mais l'auteur est généralement publié par un éditeur à qui, bien souvent, il cède ses droits, et notamment les droits associés dont celui lié à la reproduction de son oeuvre. A partir de ce moment-là, c'est l'éditeur qui fait valoir ses exigences. Pour faciliter la gestion de ces droits et obtenir la récupération des redevances liées à la reproduction de l'oeuvre, les éditeurs mandatent un organisme collectif, en l'occurence pour l'instant le C.F.C. (Centre français d'exploitation du droit de copie) pour agir en leur nom. Depuis plusieurs années, le C.F.C. s'efforce de faire respecter ce droit et propose des contrats aux organismes censés faire des utilisations collectives des oeuvres copiées. Récemment, des campagnes médiatiques ont été organisées par le C.F.C. sur le thème du "photocopillage", visant à renforcer le dispositif de contrôle des reproductions.
Soumis à la pression du C.F.C., plusieurs responsables de grands centres de documentation se sont retournés vers l'A.D.B.S. et ont décidé d'agir collectivement. La principale revendication de ces professionnels de l'information et de la documentation a trait à l'exemption des droits de reproduction sur certaines utilisations traditionnelles de la documentation acquise et notamment les revues de presse, et plus particulièrement celles réalisées en interne, au sein des entreprises ou organisations, et visant à la circulation interne de l'information. La loi de 1957 prévoit explicitement cette exemption, mais les éditeurs contestent l'interprétation donnée à cette notion de "revue de presse". Les exigences du C.F.C. conduisent, pour les centres de documentation concernés, à des montants de redevances excessifs (de l'ordre de 10 à 30% des budgets actuels dans le cas de grands services de documentation assurant des services pour de nombreux utilisateurs internes). C'est donc sur la base de cette situation qu'une commission s'est mise au travail au sein de l'A.D.B.S. pour déterminer les axes d'une action collective visant à faire valoir les points de vue des professionnels, médiateurs de l'information et de la documentation.
La loi de décembre 1994
Un évènement nouveau est survenu au cours de l'automne 1994, avec le vote de la loi de décembre 1994 sur le droit de copie (pour les copies papier exclusivement). Cette loi, votée selon la procédure d'urgence, a surpris nombre d'acteurs suivant de près cette question. Elle prévoit, pour l'essentiel, la cession irréfragable ("qu'on ne peut refuser") des droits des auteurs à des organismes collectifs de gestion de ces droits. On s'achemine donc, pour la question de la reproduction des documents textuels, vers un mécanisme identique à celui qui existe pour les supports musicaux avec la S.A.C.E.M.. En d'autres termes, non seulement les auteurs - dès lors qu'ils publient un document - n'auront plus leur mot à dire sur les conditions d'exploitation de leurs droits patrimoniaux, mais surtout les utilisateurs des documents publiés seront désormais systématiquement soumis à la pression des organismes de collecte dans tous les usages qui ne seront pas strictement à des fins individuelles.
Dans ces conditions, les professionnels de l'information et de la documentation émettent de sérieuses réserves et vont s'efforcer de faire valoir leur points de vue tant en France qu'au niveau européen sur la question de la circulation des documents, qu'ils soient sur papier ou électroniques.
Des usages licites et illicites
Tout d'abord, et contrairement à ce que certains peuvent être tentés d'entendre ou de laisser entendre, l'A.D.B.S. et les professionnels de l'information et de la documentation acceptent et respectent le droit d'auteur. Professionnels responsables, les documentalistes ne sont pas des "pilleurs". Ils assurent leur mission d'information dans le respect des régles en usage et s'insurgent contre les pratiques abusives existant ici ou là, consistant à copier l'intégralité de livres ou articles scientifiques en entier pour les distribuer, illégalement, en plusieurs dizaines ou centaines d'exemplaires. L'A.D.B.S. a publié des déclarations solennelles allant dans ce sens. Mais, bien que conscients des limites d'utilisation des documents qu'ils manipulent, ils ne veulent pas pour autant devoir subir - et cela de façon économiquement injustifiée - les conséquences d'une situation globalement non maîtrisée dans le domaine de la circulation généralisée des informations et des documents.
Ainsi, et comme cela est reconnu dans les milieux anglosaxons (et revendiqué fortement aujourd'hui par les groupements professionnels américains ou anglais pour l'usage des textes électroniques), le "fair use" (usage raisonnable) est et doit être préservé. C'est une pratique courante qui contribue non seulement à une meilleure exploitation des documents circulants, mais qui, en outre, ne peut que consolider les positions des éditeurs concernés. Ce "fair use" concerne notamment un grand nombre de revues de presse internes ou des dossiers de presse dont le but n'est pas de reprendre l'intégralité des supports diffusés par les éditeurs mais qui visent à informer les utilisateurs de ces revues de presse. Il n'altère en rien les marchés de l'édition. Le "fair use" doit jouer un rôle important dans l'avenir; il est même considéré outre Atlantique et outre-Manche comme un garant du développement de la démocratie et de la connaissance (l'accès gratuit ou au coût le plus bas, et par le plus grand nombre, à une information nécessaire aux hommes et à la société: ne retrouve-t-on pas cette exigence dans le concept de service universel de l'information préconisé tant par les gouvernements européens que ceux du G7?). De récents articles publiés dans des revues étrangères et internationales montrent clairement qu'il n'est pas possible de réduire la circulation de l'information à sa seule dimension économique ("profitable").
Des interrogations sur les fondements d'un droit de l'information
On peut par ailleurs s'interroger sur les limites mêmes du droit d'auteur sur lequel se fonde aujourd'hui le droit de copie (et le problème se posera en termes nettement plus cruciaux avec les diffusions électroniques de l'information). Que va-t-on effectivement appeler oeuvre d'auteur? L'envoi, sur messagerie électronique, de quelques lignes de texte sera-t-il systématiquement couplé désormais à un mécanisme de paiement de droits? La diffusion collective de "brèves" d'information ou de sommaires de revues sera-t-elle taxée au nom du droit d'auteur? Comment en outre parler de droit d'auteur dans certaines publications qui ne reconnaissent pas les auteurs et ne les rémunèrent pas (c'est le cas de nombreuses publications scientifiques)? Une distinction pourrait être faite dans l'avenir (et certains spécialistes des questions juridiques commencent à y penser) entre oeuvre d'auteur et oeuvre d'information, cette dernière restant de libre circulation, dans les limites d'une juste rétribution du coût de production de cette information. L'établissement d'un nouveau droit "sui generis" pour les produits et services d'information peut aider à clarifier la situation.
Mais si l'on garde le droit d'auteur comme base du droit de copie, il faut alors en tirer toutes les conséquences. En l'occurence, il n'est pas possible de payer des droits pour la copie de documents qui ne seraient pas en rapport avec ce que les éditeurs (entrepreneurs économiques) versent eux même à ces auteurs. Le montant des redevances réclamées par page copiée ne peut être guère différent de ce que l'auteur touche par page effectivement publiée. S'il n'en était pas ainsi et si les montants exigés restaient au niveau des tarifs actuellement préconisés, on pourrait parvenir au paradoxe économique selon lequel l'entrepreneur éditeur aurait tout intérêt à investir très peu en production et à asseoir son développement économique sur la masse des rentrées de droits de copie (création d'une rente). Une véritable industrie de l'information ne peut fonder son développement que sur des mécanismes économiquement sains et non sur la mise en place de taxations et de prélèvements s'apparentant aux péages du Moyen-Age. En d'autres termes, les professionnels de l'information et de la documentation souhaitent être très directement associés à la détermination des montants des redevances pour droit de copie et à la réflexion sur les conséquences économiques d'un droit de l'information.
Bien entendu, tout ce débat ne peut être compris que si l'on prend en compte le vrai problème qui est celui de l'amortissement de l'investissement économique fait par les éditeurs. La situation du monde de l'édition n'est pas partout excellente. La concurrence internationale est vive et les technologies nouvelles bouleversent les certitudes. Dans ces conditions, nombre d'acteurs économiques du monde de l'édition considèrent (mais cela reste sérieusement à démontrer et de récentes enquêtes montrent en fait qu'il n'en est rien) que la reproduction excessive des documents fait perdre des parts de marché et conduit à des manques à gagner. Le texte de loi voté par le Parlement veut s'attaquer en fait à ce problème mais y répond mal. Il instaure désormais un dispositif pour aider les éditeurs à récupérer le paiement des droits des copie (mais les sociétés d'auteurs commencent à exiger, et c'est normal, leur part de ce nouveau trésor). Le mécanisme est malheureusement pervers: fonder la juste rémunération des investissements consentis par les éditeurs sur une taxation des copies "post-diffusion" n'est pas sain économiquement. Les professionnels de l'information et de la documentation ne veulent pas faire les frais d'un tel dispositif qui, en fin de compte, consiste à prélever sur les uns pour assainir la situation des autres, voire même à créer des rentes de situation peu propices à la prise de risque entrepreneuriale (sans parler du non-fondement économique de l'établissement d'une taxe au nom de pertes de marché éventuelles).
Instaurer la concertation
La question est complexe et la situation actuelle impose que s'ouvre un véritable dialogue de fond entre les diverses parties concernées. Il faut vraiment qu'auteurs, éditeurs, industriels de l'information, médiateurs (les professionnels de l'information et de la documentation), utilisateurs et pouvoirs publics se mettent autour d'une table pour jeter les bases de nouveaux dispositifs juridiques accompagnant le développement de la production, de la diffusion et de l'utilisation de l'information et de la documentation pour le bénéfice de l'entreprise et de la société. L'émergence de nouvelles formes de circulation de l'information et de la documentation rend plus nécessaire que jamais une telle concertation sur un sujet difficile.