JM295
Jean MICHEL
In"Ciencia da Informaçao" (Brésil) - Vol. 26, n.2, p. 140-145, maio/ago. 1998 (traduction de Helio Kuramoto) - "Ciencia da Informaçao", revue de l'Associaçao Brasieira de Ensino de Biblioteconomica e Documentaçao (ABEBD) - 40 ko
PLAN
1 - UNE CHRONOLOGIE D'EVENEMENTS RECENTS
1-1. Une loi française opportuniste contre le "photocopillage"
1-2. Les approches plus innovantes de la Commission européenne
1-3. Les nouveaux traités mondiaux pour remplacer la Convention de Berne
1-4. Le rôle des associations professionnelles de la documentation
2 - LES POSITIONS DES PROFESSIONNELS DE LA DOCUMENTATION
2-1. Un point de vue spécifique à prendre en considération
2-2. Un droit équilibré entre les différents intérêts en présence
2-3. De l'idée au document, de l'oeuvre à l'information
2-4. Derrière le juridique, l'économique
2-5. Les exemptions, les limitations dans l'application du droit
2-6. L'information du domaine public et les limites de la "marchandisation"
La question des droits d'auteur et de reproduction des oeuvres et plus largement du droit de l'information prend actuellement une importance considérable alors que se généralise l'usage de l'information numérique ou numérisée (digital information), des réseaux électroniques ouverts (Internet notamment) et des outils et produits multimédias. Cette question résolue traditionnellement par l'établissement de règles collectives et l'adoption de conventions internationales prend une actualité toute particulière au moment où émerge une véritable société de l'information. Les nouvelles technologies de production, de traitement, de diffusion et d'exploitation de l'information numérique modifient en effet en profondeur les pratiques sociales et professionnelles autour de l'usage de l'information ; elles modifient également de façon radicale l'économie même de cette "industrie" de l'information, conduisant par là-même à des interrogations sur les fondements ou justifications des revendications des titulaires traditionnels de droits.
Le texte qui suit n'a pas l'ambition d'être un cours universitaire sur les développements et les multiples facettes du droit de l'information à l'heure d'Internet. L'auteur reconnaît à l'évidence qu'il n'est pas un spécialiste de la question. C'est, par contre, en tant que Président de l'ADBS, "L'Association de professionnels de l'information et de la documentation", qui regroupe quelque 6.000 documentalistes en France, et aussi en tant que professionnel de terrain que l'auteur tient à s'exprimer ici. L'ADBS, comme d'autres associations de documentalistes et de bibliothécaires, ont dû récemment prendre des positions fermes et défensives, tant en France qu'au niveau international, face à des tentatives unilatérales de réécriture des règles du jeu collectives, tentatives faites dans l'urgence et sans réelle concertation entre les diverses parties concernées.
On se propose donc de présenter ici la façon dont le problème a subitement émergé, comment l'ADBS et d'autres partenaires nationaux et internationaux ont réagi et quelles positions ces associations professionnelles défendent aujourd'hui.
1 - UNE CHRONOLOGIE D'EVENEMENTS RECENTS
La question du droit de l'information est venue brusquement sur la place publique au cours des trois dernières années. Pour l'ADBS, c'est à travers trois dossiers émergeant successivement à trois niveaux différents, qu'il a fallu mobiliser une réflexion collective et prendre des positions tant sur le fond de la question que sur la manière d'intervenir pour être efficace : un niveau purement français d'abord avec la sortie d'une nouvelle loi sur le droit d'auteur et le droit de copie ; un niveau européen ensuite avec l'élaboration et la diffusion de plusieurs documents sur le droit d'auteur dans l'environnement électronique et l'adoption d'une directive européenne sur les bases de données, enfin un niveau mondial avec la récente conférence diplomatique de Genève et l'adoption de nouveaux traités modifiant la Convention de Berne.
1-1. Une loi française opportuniste contre le "photocopillage"
C'est dans le courant de l'année 1993 que plusieurs documentalistes membres de l'ADBS saisissent officiellement le Président de l'association d'un problème qui leur paraît grave. Un organisme français d'exploitation des droits d'auteur et droits voisins, le CFC pour être bref, intervient en effet avec une insistance toute nouvelle auprès des responsables de centres de documentation pour leur réclamer le paiement de sommes d'argent importantes en raison des photocopies faites sous forme de revues de presse notamment. Dans certains cas, les montants réclamés peuvent représenter jusqu'à 30% des budgets de fonctionnement des centres. Il est évident qu'on aboutit ainsi rapidement à une impasse. Alors que les représentants du monde de l'édition et le CFC investissent dans une campagne médiatique forte sur le thème du "photocopillage" (expression purement française difficile à traduire, mais qui a réussi son effet), les professionnels de la documentation s'émeuvent collectivement de la remise en cause brutale de certaines pratiques traditionnelles tolérées (usage loyal ou fair-use) et surtout de l'absence de concertation globale sur les montants acceptables des droits à payer.
Fin 1994, on apprend presque par surprise qu'une loi est en préparation qui prétend régler définitivement la question du droit d'auteur et du droit de copie (à noter qu'aucune consultation n'est vraiment organisée pour établir cette loi). Cette loi, malgré les protestations des associations de professionnels de la documentation, est adoptée début 1995. Elle reprend et actualise des textes plus anciens, mais surtout crée officiellement un dispositif pour la collecte et l'exploitation des droits d'auteur. Mais paradoxalement, cette loi, aveugle, prise sous la pression du lobby de l'édition, ne concerne que les copies faites sur papier et ignore superbement l'environnement électronique. Depuis, une société de collecte des droits a été officiellement habilitée (en l'occurence, le CFC). Des négociations collectives sont désormais à l'étude entre les différentes parties concernées.
1-2. Les approches plus innovantes de la Commission européenne
A peu près à la même époque, de larges consultations sont organisées par une des directions (DG XV) de la Commission européenne dans le but de repenser l'approche du droit dans le nouveau contexte de l'information électronique ou numérique. L'ADBS a été conviée à participer à ces consultations et a pu, à cette occasion, faire valoir son point de vue et ses positions. Un "livre vert" sur la question est produit et diffusé ; ce document pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, mais il a au moins le mérite de mettre en relief la nouvelle complexité du problème et la nécessité d'avoir une approche plus équilibrée de la résolution des difficultés cernées.
Une autre initiative de la Commission va conduire à produire une Directive sur la protection des bases de données (une Directive est un texte officiel qui trace des orientations que les différents Etats doivent suivre en les adaptant dans leurs législations propres). Cette Directive sur les bases de données créer un droit "sui generis" pour ces produits électroniques, au delà donc du classique droit d'auteur qui ne s'applique pas vraiment ici. Cette approche du problème spécifique de la protection des bases de données est aujourd'hui contestée au plan mondial par certains groupes de pays (le traité prévu par l'OMPI en décembre 1996 dans ce domaine n'a pas été adopté) ; néanmoins, il faut reconnaître que la Commission européenne a cherché à innover dans son approche du droit de l'information.
Une autre Directive européenne, moins appréciée des professionnels de la documentation et des bibliothèques, a été adoptée pour régler la question du droit de prêt dans les bibliothèques. Comme indiqué plus haut, les Etats doivent interpréter cette Directive dans leurs législations respectives. Dans le cas français, une forte mobilisation des associations de bibliothécaires et de documentalistes a permis jusqu'à présent le maintien d'un statu quo (non paiement d'un droit de prêt des documents ou ouvrages) en raison des missions spécifiques des bibliothèques (accès démocratique à la culture et à la connaissance).
1-3. Les nouveaux traités mondiaux pour remplacer la Convention de Berne
Dans le courant de l'année 1996, un certain nombre d'organisations découvrent, à nouveau avec surprise, que l'OMPI (WIPO en anglais) - Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle - a préparé trois nouveaux traités censés modifier la Convention de Berne sur les questions de droit d'auteur et de droit de copie pour adapter ces droits au nouvel environnement électronique. Une conférence diplomatique est convoquée pour la fin de l'année 1996 à Genève, mais pratiquement aucune consultation sérieuse n'a vraiment été organisée, tant au niveau des différents états qu'au plan international.
Une mobilisation très forte des associations nationales et internationales de documentalistes et de bibliothécaires (FID, IFLA, ECIA, EBLIDA,...) s'organise en urgence. De même les communautés scientifiques et académiques réagissent et commencent à exprimer leur opposition aux nouveaux textes qui apparaissent vraiment comme privilégiant trop exclusivement les seuls intérêts des titulaires de droits. Des contestations de même nature sont exprimées par les grandes sociétés du secteur de l'informatique et des réseaux de télécommunications, comme par les grands fournisseurs d'accès à Internet.
La conférence diplomatique qui s'est donc tenue à Genève au cours du mois de décembre 1996 a été très difficile et les organisateurs ont dû reculer face à la brusque mobilisation internationale. Finalement, deux traités sur les trois prévus ont été adoptés et de sérieuses modifications ont été apportées aux textes initiaux. En particulier, les dispositions relatives à la copie temporaire (cf. mise en mémoire "cache" des pages Web consultées suite à de simples navigations sur le réseau) ont été refusées. Les textes font par ailleurs nettement état de la nécessité de trouver un juste équilibre entre les différents intérêts représentés ; ils mettent clairement en relief - et cela pour la première fois dans l'histoire du droit de l'information - la nécessité de prendre en compte le droit de l'utilisateur, comme aussi l'intérêt public collectif. Le traité initialement prévu sur les bases de données est par contre renvoyé à d'autres sessions de travail en 1997.
1-4. Le rôle des associations professionnelles de la documentation
Au cours des derniers mois, les différentes associations professionnelles de la documentation et des bibliothèques ont dû se mobiliser pour réagir face aux tentatives de réécriture du droit de l'information. En général les initiatives prises dans les pays comme au niveau international pour revoir le droit d'auteur et les droits voisins le sont sous la pression des investisseurs économiques (grands éditeurs notamment) qui ont tendance à vouloir accélérer les "bouclages" juridiques indispensables pour assurer de bons retours sur investissements. Les milieux de la documentation et des bibliothèques sont malheureusement rarement associés aux travaux sur le droit de l'information et doivent la plupart du temps réagir de façon défensive. Par chance, ils reçoivent aujourd'hui le soutien d'autres groupes de la société (scientifiques, universitaires, internautes, acteurs du domaine public,...) et des alliances objectives semblent émerger face au lobby d'un secteur marchand très (trop) gourmand.
En France, l'ADBS, mais aussi l'ensemble des associations professionnelles des archives, des bibliothèques et de la documentation regroupées dans une structure appelée ABCD, ont su faire valoir leurs points de vue. Au plan européen, l'ECIA - European Council of information Associations - s'est manifestée également de façon forte, affirmant clairement la nécessité d'une circulation aussi libre que possible de l'information tout en reconnaissant le légitime et traditionnel droit des créateurs comme celui des investisseurs économiques. Au plan mondial, l'IFLA et la FID ont su se mobiliser et se positionner de façon efficace et intelligente lors des récentes péripéties autour de la conférence diplomatique de Genève.
Le droit de l'information est à la recherche en fin de compte d'un subtil équilibre entre des titulaires de droits (le bénéfice de la création et/ou de l'investissement économique) et des utilisateurs des produits crées et diffusés. Il va de soi que l'application de règles qui privilégieraient de façon trop exclusive une des parties conduirait à une impasse. C'est la raison pour laquelle une organisation intergouvernementale comme l'UNESCO s'est aussi senti obligée de réagir par rapport à cette question du droit de l'information et notamment de faire valoir certaines notions essentielles telles que la diffusion de la culture ou la libre circulation des idées, de la connaissance et de l'information.
Le premier congrès internationale sur les aspects éthiques, légaux et sociétaux de l'information numérique s'est tenu effectivement à Monte-Carlo en mars 1997. Le congrès "Infoéthique" a été l'occasion d'affirmer la nécessité d'une solution équilibrée aux différents problèmes qui ne manquent pas de se poser à l'heure de la généralisation de l'usage des réseaux électroniques et du multimédia. Le Congrès a souligné aussi l'importance du libre accès à l'information du domaine public.
2 - LES POSITIONS DES PROFESSIONNELS DE LA DOCUMENTATION
La réflexion collective menées au sein des associations professionnelles de la documentation sur cette question épineuse et actuelle du droit de l'information conduit à prendre position de façon nette sur certains aspects d'un tel droit en pleine évolution.
2-1. Un point de vue spécifique à prendre en considération
En préalable, il est important de souligner le fait que les diverses associations de documentalistes et de bibliothécaires manifestent aujourd'hui leur plus vif intérêt pour cette question et son impact sur le développement des activités professionnelles qu'elles représentent. Elles considèrent assez unanimement l'existence d'un droit de l'information comme étant un facteur essentiel du développement de la profession. Ces associations souhaitent que soit désormais mieux pris en considération le point de vue spécifique de la profession à l'occasion de l'établissement de nouvelles dispositions légales, réglementaires ou contractuelles, nationales, européennes ou mondiales en matière de droit de l'information.
La question est complexe et la situation actuelle impose que s'ouvre un véritable dialogue de fond entre les diverses parties concernées. Il faut vraiment qu'auteurs, éditeurs, industriels de l'information, médiateurs (les professionnels de l'information et de la documentation), utilisateurs et pouvoirs publics se mettent autour d'une table pour jeter les bases de nouveaux dispositifs juridiques accompagnant le développement de la production, de la diffusion et de l'utilisation de l'information et de la documentation pour le bénéfice de l'entreprise et de la société. L'émergence de nouvelles formes de circulation de l'information et de la documentation rend plus nécessaire que jamais une telle concertation sur un sujet difficile.
2-2. Un droit équilibré entre les différents intérêts en présence
Le droit de l'information apparaît de plus en plus comme devant exprimer un subtil équilibre entre différents groupes d'intérêts.
La première composante à prendre en compte est celle de la création intellectuelle, point de départ de tout le mécanisme économique et social de diffusion des idées et des oeuvres. En France notamment, le droit de copie ou de reproduction s'appuie essentiellement sur le droit d'auteur. Quelqu'un qui publie un document bénéficie d'un double droit moral d'une part, patrimonial d'autre part. Dès lors, la reproduction de tout ou partie de l'oeuvre (le document) nécessite autorisation explicite de l'auteur, qui peut en outre réclamer et obtenir une juste rétribution financière pour la consultation et l'usage de son oeuvre. La loi française détermine les grandes composantes de ce droit d'auteur et des droits associés. Il est important de souligner que l'utilisation privée (à des fins individuelles) de l'oeuvre est autorisée, mais que, par contre, tout usage collectif est illicite, sans l'autorisation formelle de l'auteur. La question que l'on peut se poser est celle de savoir où commence vraiment la notion de création intellectuelle (une quelconque suite de "bits" informatiques peut-elle légitimement être considérée comme une création originale et si oui, sur quelle base ou critères?) A noter que dans nombres de situations courantes, l'auteur abandonne son droit patrimonial, considérant son oeuvre comme tombant dans le domaine public (cas fréquent des communications scientifiques, cas aussi du "copyleft").
L'oeuvre de l'auteur est généralement publiée et diffusée par un éditeur à qui, bien souvent, il cède ses droits, et notamment les droits associés dont celui lié à la reproduction de son oeuvre. A partir de ce moment-là, c'est l'éditeur, c'est-à-dire l'investisseur économique, qui fait valoir ses exigences. Dans le monde anglo-saxon, le droit de reproduction (copyright) est principalement fondée sur la protection de l'investissement économique, le droit de l'auteur n'ayant pas la même force que dans le cas de la France. Pour faciliter la gestion de ces droits et obtenir la récupération des redevances liées à la reproduction de l'oeuvre, les éditeurs ou fournisseurs de supports de diffusion mandatent généralement des organismes collectifs pour agir en leur nom. La question que l'on peut se poser ici est celle des limites du droit assurant la protection de l'investissement économique : jusqu'où l'exigence de l'investisseur peut-elle aller sans devenir intolérable pour ceux qui devront la subir et sans créer de rentes de situation intolérables?
Traditionnellement, l'arsenal juridique autour du droit d'auteur et du droit de reproduction (et de représentation) s'articule autour de cette mise en relation des intérêts du créateur et de ceux de l'investisseur, le consommateur ou utilisateur des oeuvres ou produits diffusés n'ayant, au fond, qu'à respecter le droit et à en payer les conséquences. Ce qui semble émerger aujourd'hui de façon plus nette, c'est la nécessité de mieux prendre en compte désormais un troisième groupe d'intérêts, celui des utilisateurs ou consommateurs. Il peut s'agir d'un droit fondamental à l'information (accéder à l'information et à la connaissance, accéder aussi aux textes de loi, etc.) ; il peut encore s'agir d'un droit d'usage limité, loyal ("fair-use") d'oeuvres protégées ; il peut enfin s'agir d'un droit plus global de protection du consommateur comme du citoyen (comme par exemple le droit à l'anonymat - se prémunir des abus du marketing direct - , la protection de la vie privée, etc.).
2-3. De l'idée au document, de l'oeuvre à l'information
Il est essentiel de bien garder en tête le principe fondamental suivant: seule la mise en forme des idées (le document, le texte) est protégée, les idées, par contre, ont toujours été "de libre parcours". Ce principe a largement été repris dans les échanges lors du récent congrès Infoéthique organisé par l'UNESCO, de même qu'il explique en grande partie les difficultés rencontrées dans la mise au point d'un dispositif juridique approprié pour les bases de données.
On peut dès lors s'interroger sur les limites mêmes du droit d'auteur et du droit de reproduction dans le contexte de la diffusion électronique de l'information. Que va-t-on effectivement appeler "oeuvre d'auteur" et "création originale"? L'envoi, sur messagerie électronique, de quelques lignes de texte sera-t-il systématiquement couplé désormais à un mécanisme de création et de paiement de droits sous prétexte que les idées ainsi émises sont désormais identifiables à travers une suite de caractères numériques? La diffusion collective de "brèves" d'information ou de sommaires de revues sera-t-elle taxée au nom du droit d'auteur?
Une distinction pourrait être faite dans l'avenir (et certains spécialistes des questions juridiques commencent à y penser) entre oeuvre d'auteur et oeuvre d'information, cette dernière restant de libre circulation, dans les limites d'une juste rétribution du coût de production de cette information. L'établissement d'un nouveau droit "sui generis" pour les produits et services d'information telles que les bases de données va dans ce sens, en cherchant à construire un droit protégeant l'investissement économique sans l'appuyer sur le droit d'auteur.
2-4. Derrière le juridique, l'économique
Les problèmes juridiques posés expriment bien des conflits d'intérêts qui pour l'essentiel sont de nature économique. La révolution engendrée par les réseaux électroniques et l'information numérique se traduit par une chute assez importante des coûts de production et de transmission de l'information qui fragilise à l'évidence certains acteurs de la chaîne de diffusion des oeuvres (cas par exemple des éditeurs de revues spécialisées à petit tirage). Cette même chute des coûts conduit également à reconsidérer les conditions d'accès à l'information produite dans un contexte public. Dans le même temps, un gigantesque marché semble se profiler derrière les promesses du numérique et du multimédia. Mais ce marché doit être encadré juridiquement pour qu'il se concrétise économiquement (il est toujours tentant d'utiliser la loi et les régles du jeu pour assurer des avantages compétitifs durables).
Il est donc absolument nécessaire de repenser le droit en se fondant sur une nouvelle compréhension de l'économie de l'information. Ainsi, les revendications des titulaires de droits ne peuvent pas dépasser certaines limites au delà desquelles elles pourraient conduire à des rentes de situation injustifiées, artificiellement et anormalement protégées. C'est ce qui conduit les spécialistes à prendre en compte, dans l'élaboration des textes, des notions délicates telles que "l'investissement substantiel" réalisé par l'éditeur de produits, ou encore "l'usage substantiel ou reproduction substantielle pouvant causer préjudice réel aux ayant-droit". C'est dire combien l'appréciation d'éventuels préjudices risue de devenir source de sérieux contentieux.
Cette même analyse économique conduit à reconsidérer autrement la question de l'accès à l'information publique (accès démocratique aussi à la culture et à la connaissance via les bibliothèques, les établissements de formation, les associations professionnelles,...) ou encore celle de l'accès à cette même information dans les pays en développement. Les exemptions ou limitations prévues ou à prévoir dans les dispositifs juridiques se fondent sur cette donnée d'une économie juste et équilibrée.
Cela a conduit les associations professionnelles membres de l'ECIA a attirer l'attention des responsables publics et économiques sur l'importance d'une bonne circulation de l'information utile sur la compétitivité des entreprises, sur la qualité de la vie culturelle ou sociale et sur le développement de la démocratie. Elles refusent l'établissement d'entraves à la circulation de l'information qui ne seraient pas économiquement justifiées ou qui ne seraient fondées que sur le point de vue d'une seule partie. Une véritable industrie de l'information ne peut fonder son développement que sur des mécanismes économiquement sains et non sur la mise en place de taxations et de prélèvements s'apparentant aux péages du Moyen-Age. En d'autres termes, les professionnels de l'information et de la documentation souhaitent être très directement associés à la détermination des conditions d'application du droit futur (cas d'exemptions, limitations), à la fixation des montants des redevances pour droit d'usage et de reproduction et à la réflexion sur les conséquences économiques du droit de l'information.
2-5. Les exemptions, les limitations dans l'application du droit
Il apparaît évident que des exemptions ou limitations doivent être clairement (et si possible universellement) établies en ce qui concerne le droit de l'information.
Ainsi, et comme cela est reconnu dans le nouveau traité, comme dans les positions de l'UNESCO le "fair-use" (usage loyal, raisonnable) des oeuvres protégées est et doit être préservé, de même que doit être fortement réaffirmé et défendu l'usage privé du copiste, même dans le nouvel environnement électronique. Le "fair-use" est une pratique courante qui contribue non seulement à une meilleure exploitation des documents circulants, mais qui, en outre, ne peut que consolider les positions des éditeurs concernés. Ce "fair-use" concerne notamment un grand nombre de produits et services documentaires dont le but n'est pas de reprendre l'intégralité des supports diffusés par les éditeurs mais qui visent à assurer intelligemment les missions d'information assignées. Il n'altère en rien les marchés de l'édition. Le "fair-use" doit jouer un rôle important dans l'avenir; il est aussi un garant du développement de la démocratie et de la connaissance.
D'autres situations, d'autres contextes appellent de telles limitations dans l'application du droit. C'est le cas notamment de l'accès aux textes, informations, documents officiels, publics. L'accès gratuit ou au coût le plus bas, et par le plus grand nombre, à une information nécessaire aux hommes et à la société est un impératif qui doit être affirmé. On retrouve cette exigence dans le concept de service universel de l'information préconisé tant par les gouvernements européens que ceux du groupe du G7. Dans le même ordre d'idées, on en vient à préconiser de telles limitations à des fins éducatives, scientifiques et culturelles. Les associations professionnelles de la documentation et des bibliothèques sont plus particulièrement sensibles à ces exigences de société qui fondent souvent très largement leurs missions propres.
2-6. L'information du domaine public et les limites de la "marchandisation"
Pour aller un peu plus loin, on ne peut que se réjouir de la prise de conscience récente de nombre de responsables de diverses institutions de la nécessité de protéger le libre accès à l'information du domaine public de toutes entraves, même fondées sur des principes juridiques apparemment logiques.
La réflexion sur ce thème conduit à s'interroger sur ce qui doit relever du "commercial" et du "non-commercial", sur les limites de l'approche strictement "marchande" des questions d'information, sur les limites aussi des propositions trop exclusivement techniques préconisant des dispositifs de traçabilité des usages de l'information ("marquage" des oeuvres). Contrairement aux biens strictement matériels, l'information ne peut pas se limiter à sa seule objectivation dans une stricte série de "bits" informatiques dont on imagine aisément la "marchandisation". L'information est aussi un bien culturel et social, une valeur de progrès et de culture. L'information, comme la connaissance s'enrichit par son échange. Le droit qui la régit ne doit pas refléter les seuls intérêts commerciaux et de court terme, assimilant de façon simpliste l'information à un bien de consommation, la réduisant à un pur objet marchandable. Par certains côtés, le droit de l'information peut s'apparenter assez aisément à celui de l'environnement ou à celui de l'éducation.
Les associations de professionnels de l'information et de la documentation ont clairement perçu l'enjeu stratégique que représente l'élaboration d'un nouvel environnement juridique dans le domaine de l'information. Au départ écartées des travaux de préparation des nouveaux textes régissant le droit d'auteur, le droit de copie et plus globalement le droit de l'information dans le contexte des nouvelles technologies numériques, elles ont, depuis, su montrer que les professionnels documentalistes et bibliothécaires n'entendaient pas faire les frais des nouvelles dispositions juridiques et que les missions de ces professionnels pouvaient être gravement mises en cause par des traités et des lois qui pouvaient marquer abusivement une tendance à la "marchandisation" et à l'appropriation privative de l'information-objet. Dans le même temps, ces associations réaffirment sans la moindre hésitation leur souci de contribuer à la valorisation de la création des oeuvres intellectuelles, le travail quotidien des documentalistes et des bibliothécaires contribuant largement à la promotion des auteurs et de leurs oeuvres.
Les années à venir seront sans nul doute celles de la détermination de nouvelles règles du jeu relatives à l'information, sa production, sa diffusion et son usage. Contrairement à ce qui pourrait être affirmé ici ou là, il est urgent de ne pas aller trop vite en la matière, en produisant des lois ou règles trop conjoncturelles ou opportunistes. De même que l'invention de l'imprimerie par Gutenberg n'a pas conduit les anciens à légiférer immédiatement après l'apparition de celle-ci pour assurer la pérennité du marché des oeuvres imprimées et l'enrichissement des auteurs et des imprimeurs, l'explosion des usages d'Internet ne doit pas inciter les responsables politiques à retenir des dispositions juridiques qui feraient oublier les effets positifs pour les citoyens et la société de la mise en réseau des ordinateurs en raison de la seule logique de rentabilité des investissements à réaliser.
Si de telles adaptations des règles relatives au droit d'auteur sont à envisager, il paraît absolument essentiel que soit bien pris en compte la complexité du problème et que soient vraiment recherchés les justes équilibres entre toutes les facettes de ce nouveau droit de l'information. Enfin il est essentiel que la consultation de toutes les parties soit réellement organisée et que les représentants des professionnels de l'information, de la documentation et des bibliothèques soient bien associés à ces travaux.