Management par la Valeur, création de Valeur, chaîne de Valeur, … Parle-t-on de la même Valeur?

Proposition d'un cadre conceptuel pour la valeur généralisée et contribution au développement de la Valorique (1)

 

Jean MICHEL, ENPC

JM 338

Publications Jean MICHEL
Page d'accueil Jean MICHEL

in La valeur n°90, pp 2-7, octobre 2001

Plan

Avant-Propos

1 - Interrogation et introduction

2 - Partons d'un point sûr : les normes du MV

3 - Valeur pour le client et/ou valeur pour l'actionnaire ?

4 - Une première série de caractéristiques de la valeur

5 - Tentons une nouvelle définition, élargie

6 - Vers une caractérisation plus sytématique de la valeur

7 - Les éléments à considérer pour traiter de la valeur généralisée

8 - Les multiples parties prenantes en interaction

9 - Les différents niveaux d'appréhension de la valeur

10 - Bien cerner la valeur et décider ou faire quoi ?

11 - La "Valorique" : une méta-discipline en pleine évolution

Références

Avant-Propos

A l'instar de ce que l'on met derrière le concept de paradis, la valeur est une obsession qui ne peut pas être appréhendée et déterminée de façon univoque, rationnelle, mesurable et consensuelle mais l'important c'est qu'on croit en elle et que sa visée soit une incitation pour l'action de progrès individuelle et si possible collective.

Reste qu'après avoir dit cela, on s'étripera pour imposer sa propre vision de la valeur…une affaire de religion en quelque sorte !…

1 - Interrogation et introduction

Le présent texte fait suite à l'inconfort dans lequel se trouve l'auteur depuis un certain temps face à la multiplication des propos sur la valeur et surtout sur l'émergence de modes managériales qui affichent désormais la création de valeur comme objectif de l'action sans qu'on sache bien définir ce que l'on cherche à créer (et sans que l'on sache aussi quelles valeurs on détruit, mais cela est une autre histoire !…). L'inconfort est d'autant plus grand que dans le même temps, les AVistes (spécialistes de l'analyse de la valeur) modifient leur "catéchisme" et s'engagent sur la voie du Management par la Valeur (MV), élargissant leur champ de préoccupations, tentant d'imposer désormais une vision plus stratégique de leur "valeur".

En première analyse, tous ces propos ou prises de position sur la valeur semblent difficilement conciliables. Le trouble est d'autant plus grand que du côté des AVistes, MV est traduit tantôt par Management de la Valeur, tantôt par Management par la Valeur (quand ça ne désigne pas tout simplement l'ensemble des actions d'analyse de la valeur menées au sein d'une entreprise). Quant aux managers, ils auraient plutôt à l'esprit le management "pour" la valeur (principalement celle des actionnaires aujourd'hui).

Reste qu'au bout du compte, valeur est un mot simple, riche et fertile, largement adopté et utilisé, mais dont il faut sans doute aujourd'hui mieux cerner les caractéristiques opératoires. D'où le besoin de "titiller" un peu les méninges (ça c'est une vraie valeur…) et de tenter de formuler quelques idées et propositions sur et autour de la valeur.

2 - Partons d'un point sûr : les normes du MV

La norme NF EN 12973 sur le Management par la Valeur (2) définit la valeur comme une relation entre la contribution de la fonction (ou du sujet AV) à la satisfaction du besoin et le coût de la fonction (ou du sujet AV). Honnêtement cette définition n'est pas très limpide pour le commun des managers-mortels. Elle précise que le terme de valeur prend en compte d'autres éléments que le coût, tels que la fiabilité, le poids, la disponibilité de ressources et les délais (alors que la signification initiale de la valeur était seulement le rapport entre fonctions et coûts). Elle indique encore que cette valeur est celle accordée par un utilisateur donné et qu'elle peut être différente pour d'autres utilisateurs : ainsi, pour un producteur, le coût pris en compte est le coût de production alors que pour un utilisateur, le coût entrant dans l'équation de la valeur est le coût (ou prix) supporté par lui pour l'obtention de la fonction considérée.

Dans les divers documents relatifs à l'Analyse de la Valeur et au Management par la Valeur, on cerne donc la valeur comme "la relation qui existe dans la tête d'un client ou usager entre le service rendu par un produit, objet ou "truc" quelconque (l'adaptation de ce produit aux besoins fonctionnels du client) et le coût (prix) d'obtention de ce service (acquisition du produit ou des fonctions sous-jacentes)".

Schématiquement, si S représente le service rendu par le produit et C son coût (pris dans une acception large), la valeur - ou plutôt la "relation de valeur" - pourra être représentée par le rapport symbolique établi entre S et C, rapport que l'on propose de schématiser ainsi :

S//C

En réalité ce rapport symbolique n'est pas un ratio mais bien une relation, une balance, une comparaison, ce que la nouvelle norme NF EN 12973 confirme en donnant d'ailleurs une autre schématisation (2). La valeur ainsi définie est difficilement évaluable, rarement mesurable. Mais cela importe peu, car ce que l'on cherche à faire à travers les approches méthodologiques de l'analyse et du management de la valeur, c'est de chercher à optimiser cette relation de valeur (dégager, créer ou restaurer de la valeur), et donc d'agir sur les facteurs S ou C en essayant de faire toujours plus avec moins.

A noter d'emblée que pour certains cette relation peut être appréhendée comme un vrai ratio (S/C) de "productivité fonctionnelle", alors que d'autres la percevront surtout comme une différence (S-C) ce qui conduit à manipuler des expressions telles que "valeur créée", "valeur retranchée" ou encore "chaîne de valeur".

De façon générale, on perçoit aisément que de la valeur différentielle est créée lorsque :

- à service offert constant ou amélioré (ou satisfaction égale), le coût ou l'utilisation des ressources décroît ;

- à coût ou effort constant ou moindre, le service offert est enrichi fonctionnellement (au sens large de ce terme).

Mais on peut aussi dégager des opportunités de valeur différentielle susceptible de créer de l'appétence pour un nouveau produit offert (et donc des parts nouvelles de marché) lorsque :

- service et coût croissent ensemble mais avec un avantage certain pour le différentiel de service par rapport au différentiel de coût ou ressources (c'est notamment le cas des options qui enrichissent un service de base) ;

- service et coût décroissent ensemble, mais avec l'idée qu'une "dégradation" volontaire et acceptable du niveau de service permet d'accorder un avantage appréciable sur le coût (ce qui correspond au contexte du discount ou encore à la situation du marché de l'organizer, tel que l'explique très bien David Potter, le créateur de Psion).

Récemment, la norme EN 12973 sur le Management par la Valeur a fait évoluer la définition et précise que le concept de valeur repose sur la relation entre la satisfaction de nombreux besoins différents et les ressources utilisées pour y parvenir. Les diverses parties prenantes peuvent avoir des opinions différentes quant à la signification de la valeur. L'objectif du Management par la Valeur consiste donc à faire coïncider au mieux des points de vue multiples et de permettre de réaliser des avancées significatives en direction d'objectifs désignés et cela avec un minimum de ressources. Guy Brun et Francine Constantineau (3) dans leur récent ouvrage explicitant la norme NF EN 12973 mettent clairement en évidence cette nouvelle complexité et décrivent divers types de parties prenantes avec leurs indicateurs de valeur.

3 - Valeur pour le client et/ou valeur pour l'actionnaire ?

On remarquera que le concept de valeur retenu par les AVistes met l'accent sur les avantages perçus par le client (services rendus) pour un coût d'obtention donné du produit en question. Et c'est là que surgit le problème dont on ne finit pas de débattre ici ou là, dès lors que dans d'autres sphères on parle de plus en plus de création de valeur (souvent compris comme création de richesse ou plus simplement encore comme plus-value dégagée). Cette dernière acception que l'on peut aisément traduire par production de richesse nouvelle (en fait, un gain à l'issue d'une prise de risque - "ROI", return on investment), nous amène à la compréhension et détermination particulières, dans les sphères de la finance, de la valeur définie comme "valeur pour l'actionnaire".

Dans un article récent (4), Anis Bouayad, indiquait que la compétitivité passait forcément par la valeur apportée au client et qu'il n'y avait pas de valeur endogène (pour l'entreprise... et les actionnaires) sans valeur exogène pour les clients, ce qui reviendrait à dire que des chaînages de valeur existent pour des acteurs différents. Guy Brun et Francine Constantineau insistent également sur le caractère central de cette valeur pour le client mais la relativise en considérant qu'il faut satisfaire aussi d'autres appétits de valeur. Et Charles Lagaronne, récemment s'interrogent de même sur la "transmissibilité" et le partage de la valeur (5).

Plusieurs questions se posent donc.

Les deux acceptions "valeur comme relation entre service rendu et coût" et "valeur comme bénéfice ou gain pour l'actionnaire" sont elles totalement étrangères l'une à l'autre ou sont-elles des expressions particulières d'une définition plus générique de la valeur mais non encore établie ou découverte?

Ces deux acceptions, Valeur "S//C" de l'Aviste, de l'entreprise et du client et Valeur "ROI" de l'investisseur ou de l'actionnaire, et plus généralement toutes les valeurs (a)perçues par les diverses parties prenantes sont-elles indépendantes, compatibles, contradictoires,… en d'autres termes, existe-t-il un "chaînage" des valeurs (qui renverrait alors au concept de chaîne de valeur)? Les valeurs des uns et des autres sont elles échangeables, partageables, …transitives, additives, multiplicatives ou au contraire antagonistes, retranchables.

Et plus généralement qu'est-ce qui est essentiel dans ce débat : la valeur en elle-même (avec une définition rigoureuse, une mesure,…), ou l'orientation qu'elle donne pour l'action que l'on mène (et la détermination des paramètres sur lesquels on peut jouer pour aller dans le sens de l'étoile polaire "Valeur") ou encore l'espace-enjeu de confrontation et de dialogue qu'elle engendre et autour duquel peuvent se développer diverses stratégies de développement dont sûrement de nouvelles et nécessaires stratégies "Win-Win".

4 - Une première série de caractéristiques de la valeur

Tentons de déterminer quelques caractéristiques de base de ce que pourrait être une "théorie de la valeur globale ou généralisée (VG)" ou "théorie des valeurs en interaction".

Lorsqu'on parle de valeur, c'est toujours dans un contexte où l'on est en train de décider (ou peut décider) une action : acheter, vendre, construire, comme aussi ne rien faire,… La valeur en elle-même ne vaut rien, ne signifie rien, mais la perception (dans le sens apercevoir) de son évolution possible (comparaison de deux possibilités) constitue la base de la prise de décision. Ce sont donc plus les mécanismes d'évaluation, de valorisation et de décision qui sont essentiels que la valeur en elle-même (Guy Brun et Francine Constantineau évoquent à ce propos les efforts faits à travers le MV pour "rendre lisible le sens" et donc aider à la décision). La relation de valeur est importante par le fait que la perception de son évolution permet à l'acteur concerné de se déterminer, d'acquérir un bien ou service, de fabriquer un produit, de placer de l'argent sur une société ou de continuer à thésauriser.

On pourrait alors être amené à penser que tout est déterminé dans la vie par les avantages que l'on retire d'un effort, investissement ou placement, la nature humaine étant ainsi faite qu'elle n'accepte d'investir que si elle a une espérance de valorisation lui amenant plus d'avantages que ce qu'elle investit. C'est très largement vrai mais n'oublions pas aussi que certains acteurs sont parfois amenés à dépenser sans contre-partie, seulement pour contribuer à des avantages ou services collectifs importants (cf. donations, mécenat, action humanitaire, restos du cœur, relations amoureuses,...) selon des positionnements personnels et systèmes de valeurs qui leurs sont propres.

On touche là du doigt le fait qu'on ne peut pas parler de valeur sans se référer au "système de valeurs" qui va sous-tendre la décision et l'action. Si la valeur semble donc être quelque chose d'assez indéfinissable, alors qu'entend-on par création de valeur ? Créer un produit ou de l'activité, cela se comprend, mais que signifie créer de la valeur? Comment peut-on créer quelque chose qu'on ne sait pas définir? Cela doit sûrement passer par une explicitation préalable des "systèmes de valeurs" par rapport auxquels les individus ou groupes se déterminent et qui constituent autant de dimensions d'appréciation des avantages tirées d'une action ou décision. A partir de là, créer de la valeur, ne peut s'entendre qu'en référence explicite à ces systèmes de valeurs.

Remarquons encore que la valeur est multidimensionnelle et complexe. C'est bien un ensemble (ou vecteur) d'avantages que l'acteur concerné met en relation avec un ensemble (ou vecteur) d'efforts (coûts, temps, "emmerdes"..). En plus , cet acteur ne joue que rarement seul dans l'arène : d'autres parties prenantes établissent leurs propres relations de valeur (en référence à d'autres systèmes de valeurs), peuvent joindre leurs forces et leurs décisions ou au contraire contrecarrer les premières initiatives.

Essayons de cerner la relation de valeur pour différents acteurs. Pour un client acheteur d'un produit, c'est bien la mise en relation des services attendus du produit et de son coût d'obtention qui fonde sa démarche d'évaluation-décision. Pour un industriel, qui fabrique et vend ce produit, l'évaluation et la valorisation se caleront sur la différence ("valeur ajoutée") entre l'expression monétaire de la vente du produit sur un marché donné, pour une période de temps donnée et ce qu'il achète ou dépense pour réaliser et mettre ce produit sur le marché. Pour l'actionnaire qui investit en actions de la société X (plutôt qu'en actions de la société Y), c'est l'espérance de gains (bénéfices, plus-value à la revente) rapporté à l'investissement décidé qui détermine la valeur. Dans tous les cas de figures, c'est toujours la même mécanique qui est à l'œuvre, celle qui consiste à comparer ce que l'on investit (effort, temps, argent,…) avec ce que l'on espère gagner (en termes monétaires, de reconnaissance ou de services rendus), et cela sous forme de différence entre les outputs et les inputs ou de ratio (plus ou moins symbolique) entre ces mêmes outputs et inputs. Et au bout du compte, la même question importante : dois-je investir plutôt dans cette action-ci ou dans cette action-là (comparaison).

5 - Tentons une nouvelle définition, élargie

Les considérations précédentes nous conduisent alors à ramener la comparaison des avantages à l'unité investie (en argent - franc, Euro,… - , en effort, en temps ou autre ): qu'est ce que peut m'apporter en termes d'avantages un franc ou une heure investi sur tel ou tel objet ou projet (telle ou telle action)?

D'où une possible définition élargie de la valeur :

La valeur est l'ensemble des multiples avantages aperçus et hiérarchisés (selon un système de valeurs ou préférences) par un acteur ou groupe d'acteurs en situation de décision dans un contexte spécifique, pour une unité d'effort (de coût, de temps,…) à investir dans un projet (produit, action) donné comparé à d'autres projets.

Optimiser la valeur (ou créer de la valeur) consiste donc à chercher à dégager des avantages différentiels pour l'unité d'investissement ou d'effort accepté

Cette définition permet de relier les diverses acceptions de la valeur aujourd'hui en présence. Pour l'actionnaire, le franc investi dans un placement donné présente une espérance de gains supérieure à celui qui serait investi ailleurs ; de même son influence sur le devenir de la société dans laquelle il place son argent est marquée par le souci de dégager des marges supérieures à celles que permettrait le même franc investi ailleurs (on remarquera au passage que les fonds de pension éthiques auront des critères de valeur différents de ceux d'autres catégories d'actionnaires). Pour l'entrepreneur qui produit un bien, le même franc investi en machines ou main d'œuvre lui permet de dégager plus ou moins de valeur, c'est à dire de la marge, selon le degré de compétence et la productivité de ces ressources, le choix portant alors sur les types de produits à fabriquer, leurs marchés, les solutions adoptées et les natures de ressources à mobiliser. Pour le salarié de l'entreprise, la décision sera de savoir si son heure de travail ici lui apporte plus d'avantages que s'il la plaçait ailleurs. Pour le client, acheteur potentiel du produit, il s'agira de savoir si le franc investi dans l'achat en question rapporte plus d'avantages en termes de services rendus que tout autre achat ou décision (notamment ne pas acheter). Pour la collectivité territoriale ou le groupe de défense de l'environnement, le projet soutenu ou contesté sera jugé à l'aune des avantages ou inconvénients qu'il engendrera sachant que le franc d'investissement collectif d'accompagnement de la réalisation du projet pourrait éventuellement être mieux placé ailleurs.

On peut souligner ici le fait que cette nouvelle définition conduit à préciser le sens de la formulation adoptée généralement par les défenseurs de l'analyse de la valeur à savoir le rapport service rendu sur coût. Un tel rapport S//C signifie, au premier degré , que pour un produit donné, on va tenter de cerner les fonctions de service de ce produit et les mettre en relation avec les coûts d'obtention de ces fonctions. Prise sous cet angle, la valeur des AVistes semble difficilement comparable avec celle donnée par d'autres formulations plus naturelles, immédiates, populaires (la valeur pour l'actionnaire notamment). Mais au fond, le décalage n'est pas si grand, car le même rapport S//C peut aussi être interprété comme la valeur en termes d'avantages fonctionnels de l'unité de coût investi dans le projet en question (toujours par comparaison avec d'autres investissements).

6 - Vers une caractérisation plus sytématique de la valeur

Tentons maintenant de cerner et reformuler quelques caractéristiques de la valeur généralisée ainsi définie.

a) La valeur est toujours la résultante de la mise en relation d'avantages (service rendu, gain espéré, retombées,…et aussi de contre-avantages) et d'efforts à faire (investissements, coûts, temps,…).

b) La valeur est une perception ; elle est donc forcément subjective, relative à l'acteur qui doit s'engager dans une décision et qui tente d'apercevoir et cerner cette valeur pour lui. Pour un même objet ou projet d'investissement, deux acteurs différents peuvent y voir des valeurs différentes.

c) La valeur est déterminée, orientée, hiérarchisée selon un système de préférences ou valeurs propres à un acteur ou partie prenante donné.

d) La valeur est une anticipation, une prévision, un espoir de gain d'avantages, une prise de risque donc pour l'acteur concerné au moment de sa décision. Elle n'est à ce moment là qu'un rêve (ou un cauchemar pour d'autres acteurs qui en subiront les conséquences), qu'une ligne de visée. Il apparaît dès lors nécessaire de bien l'estimer sous ses multiples dimensions sachant qu'on ne la mesurera vraiment qu'au terme de la réalisation (et encore).

e) La valeur est contextuelle, elle dépend des environnements dans lesquels se trouvent les acteurs concernés. La valeur d'un verre d'eau n'est pas la même selon que l'on est en Europe ou en Afrique, elle n'est pas la même pour des acteurs aux niveau de vie différents. Le même projet examiné à des moments différents peut présenter (pour le même acteur) des valeurs différents du fait même des évolutions de son environnement.

f) La valeur n'est perceptible que différentiellement, c'est à dire dans la comparaison qui est établie entre deux projets ou décisions. Ce sont deux objets, projets ou investissements qui génèrent des séries d'avantages ou inconvénients différents et qu'on comparera sur la base de l'unité d'effort à faire. A noter que l'évaluation-comparaison-décision de base, élémentaire, consiste à choisir entre faire ou ne pas faire, agir ou ne pas agir.

g) La valeur est multidimensionnelle (multi-critériale) et correspond à un vecteur d'avantages perceptibles variés rapporté à un vecteur d'efforts divers à consentir. Elle n'est que rarement uni-dimensionnelle (cas du placement boursier spéculatif, et encore !...). Son caractère multi-critérial est de plus en plus évident et impose de revoir les méthodes d'aide à la décision fondée sur des approches souvent trop simplistes.

h) La valeur n'est pas nécessairement (et rarement) mesurable (recours à des métriques), tout au plus peut-on exprimer une évaluation comparative différentielle (établissement de relations d'ordre entre les objets ou actions considérés). Elle peut toutefois être appréhendable à travers une explicitation des diverses dimensions ou composantes qui la caractérisent. A noter que si le numérateur du ratio S//C n'est pas aisément chiffrable (dès lors qu'il s'agit d'un vecteur d'avantages), le dénominateur ne l'est guère plus (si l'on pense qu'il faut agréger de l'argent, du temps, de la peine,…).

i) La valeur n'est pas une entité finie et figée. Elle est infiniment évolutive, non close, non limitée : on peut toujours découvrir des avantages (ou contre-avantages) nouveaux à un projet, tout dépend de la sagacité ou acuité des démarches d'évaluation. Il sera donc nécessaire de bien préciser les limites (arbitraires) de l'exercice d'estimation de valeur que l'on fait.

j) La valeur est la base de la motivation de la décision d'achat ou d'investissement, ce qui justifie le travail fait autour de son appréciation ou détermination. La valeur est un cadre référentiel pour la décision et l'action.

k) La valeur est au coeur de convergences ou conflits d'intérêts entre des acteurs ou groupes d'acteurs aux projets différents. La valeur est partageable, négociable et peut faire l'objet de transactions de coopération. Elle peut aussi s'accompagner de "contre-valeur" ou perte de valeur pour d'autres acteurs indirectement concernés par la décision (cf. conflits d'intérêts sur les projets ayant un impact sur l'environnement par exemple).

l) La valeur est entropique et la visée idéale qu'elle désigne n'est que rarement atteinte du fait de la création naturelle de non-valeur ("dévaleur", perte ou désordre de valeur). Les pratiques de l'analyse de la valeur et du management de la valeur (comme celles formulées derrière l'expression "création de valeur") tentent de restaurer de la valeur et visent essentiellement à lutter contre l'entropie de la valeur, en cherchant à toujours recourir aux meilleures compétences, aux meilleures organisations, solutions ou affectations de ressources du moment.

A noter que la norme NF EN 12973 met volontairement l'accent sur le management et d'une certaine façon l'idéalise un peu trop (le mythe du management parfait) alors qu'il aurait peut-être plus sage d'en rester au niveau de ce qui est en cause réellement, à savoir la prise de décision que celle-ci soit stratégique ou tactique, globale ou locale. Il vaudrait donc mieux parler de "Value Decision Making" (et de Value Problem Solving) que de Value Management.

7 - Les éléments à considérer pour traiter de la valeur généralisée

Pour aborder la question de la valeur généralisée d'un point de vue méthodologique et managérial, il convient de bien cerner différents éléments constituant autant de facettes d'une analyse de système complexe :

- le ou les acteurs ou parties prenantes concernés ou impliqués, décidant, contre-décidant ou opposant, leurs motivations et jeux d'influence, leurs systèmes de valeurs ou préférences ;

- le ou les objets d'investissement ou de décision auxquels on va s'efforcer d'attacher de la valeur et qui feront l'objet d'une décision ;

- le contexte (environnement) dans lequel sera appréciée la valeur de l'objet ainsi que l'horizon temporel et le territoire délimité de l'impact de la décision ;

- les autres objets de référence ou de décision par rapport auxquels on se situe pour décider ;

- l'investissement (coûts, dépenses, temps,...) ou effort (ou mieux, vecteur d'efforts) à réaliser dans un contexte de limitation de ressources ;

- les multiples avantages (vecteur d'avantages) de l'objet sur lequel portera la décision avec détermination des fonctions, de leur "crinifléxion" (cf. Guy Brun) et de leur hiérarchisation ;

- la perception, estimation et "conscientisation" (expression, formalisation) de la relation de valeur ;

- enfin la décision ou les décisions à prendre.

8 - Les multiples parties prenantes en interaction

En ce qui concerne les parties prenantes et leur appréciation respective de la valeur, une typologie générale permet d'identifier :

- le client (acheteur intermédiaire ou usager final) qui veut satisfaire au meilleur coût d'effort son ou ses besoins et qui exprime son choix sur un marché de plus en plus global, mondial de possibles ;

- la direction de l'entreprise qui engage toute son énergie sur des projets de développement et qui cherche à dégager des marges pour continuer à exister ;

- les salariés de l'entreprise qui s'investissent dans le projet, espèrent en retirer des avantages mais qui peuvent aussi contester le bien fondé de certaines décisions (le développement des grèves et autres mouvements sociaux n'est pas une virtualité, mais bien une réalité coûtante à prendre en considération) ; n'oublions pas aussi les multiples "baronnies" qui peuvent faciliter ou bloquer un projet ;

- les sous-traitants, fournisseurs ou co-traitants qui veulent bien partager de la compétence sous réserve qu'ils leur reviennent une part de la valeur ;

- les divers acteurs de l'environnement au sens large de ce terme, qui subiront aujourd'hui ou demain (générations futures, tiers monde, représentants des forces socio-critiques et culturelles) les conséquences des décisions prises et qui, de plus en plus deviendront incontournables au moment des choix stratégiques ; à noter que la réflexion et l'action actuelles sur le développement durable tente de considérer et faire prendre en compte ce point de vue ;

- les responsables des intérêts publics et de la vie publique, politique, à différents niveaux (européen, national, régional, local,..) ;

- l'actionnaire qui investit de l'argent sur des opportunités de placement (notamment à court terme, mais pas seulement), qui peut aussi imposer des orientations particulières aux directions des entreprises (cf. fonds de pension, fonds éthiques, …) mais qui peut également faire les frais de mauvaises stratégies de la part de l'entreprise.

9 - Les différents niveaux d'appréhension de la valeur

Il est intéressant de souligner le fait que la détermination de la valeur peut se faire à différents niveaux. Guy Brun et Francine Constantineau distinguent les niveaux stratégiques, tactiques et opérationnels. On peut aller un plus loin dans la détermination de ces niveaux et distinguer :

- le niveau de l'objet ou produit élémentaire, celui qu'on conçoit et produit industriellement et qui est aussi celui que le client achète (produit bien de consommation comme bien d'équipement) ; à ce niveau on peut viser soit des actions de restauration de valeur (analyse de la valeur classique), soit des actions d'innovation et de création de valeur, avec des approches opérationnelles, tactiques ou stratégiques de la valeur (positionnement d'un nouveau produit) ;

- le niveau d'un procédé ou processus de fabrication ; des actions de valorisation de même nature que celles portant sur un objet pourront être entreprises (notamment pour la réduction des coûts et des délais) selon des perspectives sans doute plus opérationnelles ou tactiques que stratégiques ;

- le niveau d'un projet pour la réalisation d'une œuvre plus large (un projet d'équipement en BTP par exemple) dans sa double dimension d'une part d'œuvre-cible à définir et à atteindre, d'autre part de processus à mettre en œuvre pour atteindre la cible ;

- le niveau d'un programme au sens industriel ou économique du terme (l'Airbus, Ariane, le TGV Méditerranée, ou la RTT…) avec une certaine complexité globale à gérer, des points de vue quasi incontournables de diverses parties prenantes à prendre en compte et un temps de décision et d'action plus long impliquant notamment des itérations et adaptations dans la conduite du processus;

- le niveau d'une entreprise, prise en tant que telle et vue sous l'angle de son management global, avec une approche plus stratégique de la valeur (c'est le but du Management par la Valeur au sens de la norme NF EN 12970) ;

- le niveau financier enfin qui traduit plus ou moins certaines réalités économiques ; c'est notamment le cas des placements ou des actions (au sens financier du terme).

10 - Bien cerner la valeur et décider ou faire quoi ?

Si la valeur est intrinsèquement liée à la décision (voir plus haut), on pourrait esquisser une sorte de typologie générale des types d'actions ou de décisions résultant d'une prise de conscience d'un certain état de valeur ou de la relation de valeur à un moment donné , dans un contexte donné. Ainsi :

- ne pas perdre de la valeur : faire ou ne pas faire, prendre ou ne pas prendre, garder ou vendre, acheter ou laisser passer,… ;

- restaurer (recréer) de la valeur, suite à la perception du développement, progressif ou subit, de zones de non-compétitivité ou d'inadaptations dans un produit, procédé ou programme existant : actions sur les coûts, démarches qualité, requalifications par rapport aux besoins,… ;

- créer de la valeur en innovant, en inventant de nouvelles solutions qui positionnent autrement l'entreprise ou le produit, permettent de dégager des avantages compétitifs jusque là impossibles ou de conquérir de nouveaux marchés ;

- optimiser ou ré-équilibrer la valeur généralisée en déterminant de nouveaux équilibres de valeurs pour les diverses parties prenantes : acceptation de transferts de valeurs, prise en compte d'exigences ignorées, approches "win-win"… ;

- engranger du potentiel de valeur pour le futur ou des temps incertains : travailler en amont sur l'amélioration à long terme, pérenne, des facteurs de compétitivité et de valeur (formation, recherche, placements de sécurité, anticipation d'évolutions, gestion intelligente d'images,…).

Toutes ces approches ont été largement développées dans les ouvrages de synthèse consacrés à la conception, à l'innovation et notamment par Jacques Perrin (6) ou l'AFAV (7) ou encore au Value Management (8) par les spécialistes anglais Roy Woodhead et Clive Downs. Enfin, on lira avec intérêt le récent rapport "Compétitivité des services à l'industrie &endash; Facteurs et indicateurs" (9) publié par le Ministère de .l'Economie, des finances et de l'industrie qui tente notamment de montrer les multiples dimensions d'une compétitivité qui contribue à l'échange et au partage de la valeur et qui dégage notamment une série de facteurs contribuant au développement de la valeur. Tous ces documents récents présentent l'intérêt d'aborder, sous des angles divers, la question du lien entre démarches de conception et d'innovation d'une part et création et partage de la valeur d'autre part et fournissent autant de pistes à explorer pour la nouvelle trans-discipline que constitue la Valorique.

11 - La "Valorique" : une méta-discipline en pleine évolution

Récemment, l'auteur du présent texte a proposé, dans le cadre de sa responsabilité de Président de l'AFAV, de lancer certaines initiatives visant à donner plus d'importance et de visibilité à l'action de recherche (et de formation supérieure) engagée sur le terrain assez mal défini des disciplines "Valeur". A cette occasion a été forgé et proposé le mot "Valorique", néologisme commode permettant de parler de quelque chose d'assez mal défini sans avoir à justifier indéfiniment le choix de telle ou telle formulation (comme ce fut le cas par exemple MV) tout en fédérant les énergies et initiatives.

La Valorique serait donc la "méta-discipline" ou trans-discipline qui prendrait en compte cet impérieux besoin de mieux comprendre les mécanismes de décision et d'action (et les méthodes associées) basés sur le concept de valeur dont l'ambiguité a été largement démontré. Manifestement, au plan national comme international, on se retrouve bien derrière ce slogan ou "brand-name" de la Valorique.

Reste qu'il faut maintenant construire et consolider, inventorier et rassembler, définir et discriminer, rendre opérationnel ce qui n'est encore que conceptuel et conceptualiser les pratiques valoriques, vernaculaires ou organisées, de différents consultants, entreprises. Un beau projet pour la valeur !…

Références

(1) Revue La valeur n°89 - juillet 2001

(2) Norme NF & Francine Constantineau. Le management par la valeur &endash; Un nouveau style de management. Paris, 2001, AFNOR Pratique, 128 pages, ISBN 2-12-465051.

(3) Guy Brun et Francine Constantineau. La management par la valeur &endash; Un nouveau style de management. Paris, 2001, AFNOR Pratique, 128 pages, ISBN 2-12-465051-3

(4) Anis Bouayad, "Mutation rime avec mondialisation", in La Tribune, 21 mars 2001.

(5) Charles Lagaronne, in La Valeur, n°89, Juillet 2001.

(6) Jacques Perrin. Concevoir l'innovation industrielle &endash; Méthodologie de conception de l'innovation. Paris, 2001, CNRS Editions, 166 pages, ISBN 2-271-05822-8.

(7) AFAV. Qualité en conception &endash; La rencontre Besoin-Produit-Ressources. Paris, 1997, AFNOR, 281 pages, ISBN 2-12-470911-9.

(8) Roy Woodhead & Clive Downs, Value Management &endash; Improving Capabilities. , London, 2001, Thomas Telford Publishing, 98 pages, ISBN 0-7277-2989-6.

(9) Ministère de l'Economie, des finances et de l'industrie. Compétitivité des services à l'industrie &endash; Facteurs et indicateurs. Paris, 2001, 156 pages, ISBN 1623-0434