Communication au Colloque IERA' 2003 (Veille) - Nancy Avril 2003
Résumé
Dans le contexte de la nouvelle société de l'information et du développement des technologies de l'information et de la communication, il devient de plus en plus difficile d'envisager des développements de pratiques informationnelles et documentaires qui ne soient pas intégrées dans un ensemble plus cohérent et global de mesures constituant une véritable politique de gestion de l'information, de la documentation et de la connaissance (ou système IDC dont il faut définir de façon précise les différents termes). Dans cette perspective qui se justifie au regard de la transformation rapide et profonde des démarches informationnelles depuis une quinzaine d'années, il devient nécessaire de penser ce tout comme une ville informationnelle à mieux gérer, nouvelle Infopolis qui rend nécessaire la clarification du rôle de divers acteurs et la détermination de lignes d'action cohérentes. C'est à travers cette vision urbanistique de la gestion de l'information que peut se développer des pratiques de veille pertinentes, pérennes et bien adaptées aux vrais besoins. L'exemple d'une démarche développée récemment au sein d'un grand centre de recherche scientifique et technique illustre le propos.
Mots-clés
Veille, documentation, gestion de l'information, knowledge management, gestion des connaissances, intégration, approche système, Infopolis, infostructure.
I. Un nouveau contexte pour le management de l'information
Au moment où se prépare activement le Sommet Mondial sur la Société de l'Information [1] qui devrait permettre d'ouvrir un large débat sur les conditions d'un accès équitable à l'information et qui devrait conduire à des interrogations multiples sur le rôle, les potentialités et les limites des technologies de l'information et de la communication (TIC), il paraît intéressant et utile de questionner les pratiques professionnelles et socio-organisationnelles relatives à la gestion, au partage et à la dynamisation de l'information. Manifestement d'importantes évolutions ont conduit à des changements de perspectives pour le management de l'information avec, et cela est de plus en plus patent, de sérieux échecs dans la façon d'agir sur ce terrain.
I.1 Petit raccourci historique
Depuis une quinzaine d'années se sont en effet multipliés les éclairages spécifiques sur les meilleures façons de gérer l'information pour accroître l'efficacité et la compétitivité des entreprises ou organisations.
Les années 70-80 nous avaient habitués à un cadre assez évident, cohérent, de management de l'information scientifique et technique, celui de sa gestion documentaire organisée selon un modèle dit (sans doute abusivement) du développement d'une industrie de l'information. La création de l'INIST en France, le développement des bases de données scientifiques et techniques puis économiques, l'organisation des grands congrès On-Line à Londres et IDT à Paris étaient les manifestations évidentes d'une tendance lourde de production, gestion et utilisation de l'information et de la documentation spécialisées. Alors que se créait une offre importante de ressources accessibles en ligne via les grandes bases de données, on voyait aussi se développer les approches de courtage et de conseil, plus centrées sur la demande et les besoins des entreprises et la résolution de leurs problèmes d'accès à certaines connaissances utiles.
Dès la fin des années 80 et plus encore au cours de la première moitié des années 90, une nouvelle philosophie émerge, concrétisée par des rapports commandités par la puissance publique et mettant en avant les ressources informationnelles comme un patrimoine à défendre et comme une arme dans la nouvelle compétitivité mondiale (intelligence économique). L'information ne se limite plus aux seules données enregistrées dans les revues scientifiques et techniques, dans les centres de documentation et les bases de données ; elle se présente de plus en plus comme un "champ" ou potentiel de ressources de plus en plus vastes, largement disséminées, multiples, incohérentes, mouvantes. De cet enchevêtrement de ressources, il devient nécessaire de dégager les signaux forts mais aussi faibles, d'être de plus en plus en état de veille, de penser encore pro-activité dans la quête d'un savoir supérieur à celui de ses concurrents. Dès lors se créent des dispositifs de veille et montent en puissance les pratiques info-décisionnelles de l'intelligence économique.
Le milieu des années 90 voit le développement assez imprévu des usages du nouveau réseau que constitue désormais Internet. C'est également la période qui voit les technologiques numériques devenir de plus en plus omni-présentes, converger, s'intégrer et apporter des réponses de plus en plus globales aux besoins de gestion de l'information et de la documentation. Les modèles traditionnels de l'édition et de la documentation scientifiques et techniques commencent à être mis en cause, se fissurent ou même se disloquent. De nouvelles préoccupations émergent dans les entreprises ou organisations :
Il n'est pas nécessaire dé décrire plus avant cette évolution connue aujourd'hui de tous, même si sa lecture et sa compréhension restent encore difficiles [2]. Mais il est sûr que nous avons modifié assez profondément en 15 ans notre approche de l'accès à l'information et de l'exploitation individuelle et collective des ressources correspondantes. Et cette évolution est loin d'être terminée comme le prouvent par exemple l'importance accordée aujourd'hui au Knowledge Management et l'explosion des nouvelles pratiques de type Peer to Peer (pensons à Napster et à son impact sur le monde de l'édition musicale et discographique).
I.2 Des acteurs aux rôles de moins en moins évidents
Dans ce contexte de transformation des pratiques informationnelles, il n'est pas inintéressant de regarder les mutations des acteurs susceptibles d'être impliqués dans la facilitation de l'accès à l'information et de la connaissance.
Dans les premières années de la période de changement, les professionnels traditionnels de la documentation ont plutôt été "suivistes" et n'ont pas toujours su anticiper les évolutions avec une tendance à s'enfermer dans des logiques productivistes (alimenter la base de données) sans doute de plus en plus aveugles et obsolètes. Mais depuis, le milieu a su changer de cap, s'est doté des moyens pour faire face à la nouvelle donne du numérique en réseau, a développé aussi les formations ad-hoc pour être acteur majeur de cette nouvelle société de l'information [3].
Les industriels de l'information, de leurs côté, ont dû revoir leurs plans de développement (comme a su le faire de façon intelligente l'INIST). Ils ont connu aussi de profondes transformations structurelles avec des fusions, des disparitions mêmes. A part les grands acteurs classiques assurés de garder un monopole (de fait) sur des gisements de ressources, nombre de "pseudo-industriels" de l'information apparus au cours des années 80 n'ont plus raison d'exister, leur valeur ajoutée par rapport à ce qu'offre désormais l'Internet étant perçue comme trop faible.
Côté "nouveaux métiers", il faut reconnaître que la période récente a été riche en créations d'intitulés, à défaut de marquer une avancée réelle dans le champ des pratiques. L'intelligence économique devenue à la mode, se sont multipliés les "veilleurs" de tous poils, émergeant la plupart du temps d'une sorte de néant professionnel avec bien entendu activation d'une rivalité stérile entre eux etles documentalistes déjà en place. Et puis sont venus progressivement les infomanagers, les records managers, les knowledge managers sans oublier les webmasters et autres cyber aux profils les plus variés. Il est sûrement très difficile aujourd'hui aux responsables ressources humaines de s'y retrouver dans cette nouvelle jungle des métiers de l'information mais il faut malgré tout saluer l'action collective menée avec ténacité et succès par l'ADBS (L'Association des professionnels de l'information et de la documentation) pour établir des référentiels de métiers et de qualifications et se lancer sur la voie de la certification des compétences [4].
Il ne faudrait pas oublier de mentionner le rôle déterminant mais de plus en plus ambigü que jouent les DSI (directeurs de systèmes d'information) oscillant entre les deux pôles de gestion de contenants, tuyaux et outils et de gestion de contenus, informations et connaissances.
Enfin, puisque la révolution numérique (et Internet) a été voulue pour faciliter la partage du savoir et rendre les individus plus autonomes dans leurs pratiques, il faut bien constater que tout un chacun devient aujourd'hui gestionnaire de fait d'un petit bout du vaste territoire informationnel, que l'on soit actif on non dans des réseaux d'experts, simple citoyen contestataire, étudiant ou enseignant développant son site Web, structures de toutes natures, publiques ou privées, ayant des ressources à mettre à disposition de la communauté.
I.3 Organiser le management de l'information : échecs, difficultés
Face à une telle mutation, il pourrait être tentant de se dire que l'on devrait mettre un peu d'ordre dans le désordre, disposer d'outils fédérateurs, organiser collectivement l'accès à l'information utile et pertinente, capitaliser bien sûr. Dans les faits, on s'aperçoit que ce n'est pas aussi simple et les échecs sont nombreux qui témoignent de velléités sans avenir ou d'impasses redoutables.
Evoquons d'emblée la situation rencontrée ici ou là d'organismes ayant opté pour des stratégies d'implantation volontariste des TIC (groupware, etc.) à grands renforts de moyens techniques souvent assez avancés mais sans définir le minimum de règles de cohérence et de politique au regard des "contenus" et des responsabilités. Une enquête de terrain montrerait assez clairement que les moyens ne sont utilisés que pour 5% de leurs potentialités, que les acteurs ne s'y retrouvent pas (souvent on a oublié de les former et de définir leur nouveau rôle dans la société de l'information) et les outils plates-formes deviennent vite des cimetières ou "mouroirs" informationnels.
Une situation dérivée ou proche de la précédente est celle dans laquelle l'adoption des TIC s'est faite naturellement mais sans politique rigoureuse de cadrage, avec comme conséquence la multiplication des initiatives et au bout du compte une véritable "bidonvillisation" des dispositifs informationnels.
Une autre réalité critique est celle de la multiplication des structures concernées de près ou de loin par le management de l'information dans l'entreprise sans qu'aucune synergie ne soit réellement envisagée. Ainsi peuvent co-exister (quand ils ne se font pas la guerre), un centre de documentation, un service de veille, une entité gérant l'Intranet (ou le site Web), une direction des systèmes d'information ou un dispositif de knowledge management.
Combien de fois a-t-on pu encore constater la nomination d'un "Monsieur Veille", généralement placé à proximité du top-management, mais totalement isolé du reste des structures actives de gestion de l'information au quotidien ?
Combien de fois a-t-on vu être décidées en réunions de direction de nouvelles pratiques de gestion moderne et de conservation des documents numériques alors que le service d'archives n'est manifestement ni "branché" ni sollicité ni même connu ?
Et pour rendre le tableau plus sombre encore, constatons combien la montée en puissance des solutions micros, portables, mobiles, PDA vient perturber le dispositif déjà bien branlant : peut-on accéder à distance à son information, peut-on graver ses propres CD-ROM pour diffuser l'information, peut-on avoir accès aux ressources de veille (ou simplement utilitaires sur son Palm ou son Nokia ?
En d'autres termes, reconnaissons que cette nouvelle situation nous dépasse largement, reconnaissons que nous ne sommes pas armés pour manager cette complexité, reconnaissons qu'il est souvent plus simple de perpétuer des pratiques ou filières sectorielles connues (le centre de documentation, le veilleur, le service informatique, ) alors que la situation nécessiterait un tout autre management systémique.
II &endash; Des définitions pour mieux savoir ce dont on parle
Dans ce contexte, on a souvent tendance à parler d'information sans véritablement se donner la peine de définir ce terme. L'information devenu le mot clé valise par excellence (tout est information, tu n'es qu'information, "l'information tue l'information", ), il est difficile de se sortir de cette nouvelle glaise postmoderne. L'information oui, mais laquelle, celle de Bush, celle de Saddam Hussein, celle de Blix, celle de Chirac, celle de l'ONU, celle de PPDA, celle du Monde, celle d'Enron, celle de l'INIST, celle de la Chambre de Commerce, celle de l'ARIST, celle de l'universitaire machin, celle du concurrent truc. L'information telle qu'on en parle désormais donne réellement le vertige et la nausée.
Essayons de préciser les concepts à considérer pour aborder plus sereinement ce management de l'information.
II.1 Information
Paradoxalement, on pourrait dire que l'information n'existe pas. L'information est un objet qui n'en est pas un. Plus précisément, l'information n'est que le regard que l'homme porte sur le monde à un moment donné avec ses instruments de vision. Elle est d'abord et avant tout la perception subjective d'une réalité (y compris dans les domaines scientifiques les plus durs). L'information est surtout une probabilité de différence de vision et donc fonde sa valeur sur la nécessité de l'altérité (la confrontation à l'autre). On peut ajouter qu'elle est pure immatérialité (sens, regard, contenu, ), qu'elle n'est ni saisissable (physiquement et juridiquement parlant), qu'elle est subjectivité sans coût ou pesanteur mais par contre elle est riche de promesses.
Soulignons encore le fait que l'information est infiniment inépuisable et fractale. Il est impossible de considérer l'information comme "fermée", aboutie, épuisée, la moindre parcelle de réalité pouvant devenir objet de perception à de multiples niveaux d'observation. Dans le même ordre d'idées, l'information ne peut pas être "vraie" ou plutôt elle ne peut être que fausse dans ce sens qu'un autre regard peut toujours venir contredire une première perception affirmée (même si à certains moments, certains consensus permettent de donner une probabilité de convergence d'opinions).
L'information n'a d'intérêt ou de valeur que dans son partage (s'exposer au regard de l'autre pour changer). Le principe essentiel à retenir est donc que l'information n'existe que dès lors qu'elle est échangée sinon elle n'a aucun sens (il ne sert à rien de la stocker pour la stocker ou de se la garder dans sa tête sans en exprimer la teneur à d'autres). C'est donc ce processus informationnel interactif qui est la clé de la dynamique de progrès, non pas l'information en elle-même.
De ce point de vue, une démarche de veille ne peut pas se réduire à la seule compilation de listes de données ou de fichiers de textes récupérés ici ou là. Elle ne peut au contraire être que doute, questionnement, quête du regard de l'autre, sollicitation de la différence de vision. Et c'est bien cette dynamique de l'échange ou du partage qui doit prévaloir dans tout processus informationnel.
II.2 Documentation
Pour être échangée, partagée, l'information a besoin d'être fixée sur un support ou document qui va devenir vecteur de communication des contenus concernés, des perceptions des uns et des autres.
La documentation est la trace matérielle, objective (objectivée) d'une pensée ou action (information), support tangible, localisable, d'une information (article de revue, livre, segment d'espace Web, message électronique, stèle funéraire, ). Elle est une matérialité (document, support, contenant) avec un principe de localisation (ISBN, rayonnage, URL, ) et donc de gestion. La documentation est objectivité coûteuse qui nécessite travail et mobilisation de ressources, c'est une médiation nécessaire qui conduit à retenir le principe selon lequel la documentation se gère (objectifs de rationalisation, de réduction de coût, ).
Notons aussitôt que le fait de documenter l'information fige définitivement la perception, la rend immédiatement obsolète, morte. Elle n'est plus que mémoire d'une perception qui a été mais qui n'est déjà plus.
Cette documentation reste pourtant indispensable et c'est plutôt d'elle dont on parle en général quand on évoque le management de l'information (bases de données, plates-formes Intranet, revues scientifiques, ).
Une démarche de veille s'appuiera à l'évidence sur des corpus documentaires (de toutes sortes, plus ou moins stabilisés) sachant que sans cette trace objective et pérenne des perceptions du réel tout ne serait qu'éparpillement dans une communication fugace (à l'image de ce qui se passe avec nos messageries électroniques ou nos téléphones).
II.3 Connaissance
Un concept tout autre est celui de connaissance, aujourd'hui à la mode [5], et qu'on pourrait définir comme pensée originale de l'homme, savoir structuré, ensemble d'opérations mentales de modélisation permettant aux hommes de comprendre le monde et d'agir de façon plus sûre sur la base des modèles prédictifs ainsi disponibles. A noter que l'information (regard, perception) n'est pas la connaissance (loi, modèle) et qu'il est abusif de parler de gestion de la connaissance en réduisant celle-ci au développement de bases de données (informations documentées). Selon les thèses constructivistes, la connaissance se construit en permanence, c'est une incessante élaboration (à l'image de ce qu'est le développement de l'homme qui n'est pas la simple accumulation infinie de ses cellules). Mais pour se structurer, la connaissance a besoin de s'exposer aux flux d'informations qui eux-mêmes ont besoin d'être documentés. A partir de là, la nouvelle connaissance (loi, modèle) peut être "recyclée", tracée sur un document échangeable, devenir elle-même information.
Il va de soi que sans objectif de construction de connaissance, le processus informationnel ne peut que conduire à déstabilisation et sans doute à démoralisation. En d'autres termes, une démarche de veille qui ne se calerait pas délibérément sur un objectif de construction de connaissance (notamment collective) ne saurait avoir un impact réel et profond sur la transformation des habitudes de travail, de conception, de décision.
II.4 Le triangle fertile IDC
Dans cette schématisation fondée sur une claire définition des différents concepts à l'oeuvre, il est évident que l'on doit privilégier une articulation dynamique des trois pôles I (information), D (documentation), C (connaissance) avec le souci de jouer judicieusement sur les différents registres :
Le premier registre implique une attitude d'ouverture, d'acceptation de la différence et de l'altérité. Il s'appuie sur une utilisation judicieuse de tous les outils, de tous les réseaux ou dispositifs qui mettent les hommes en contact, qui font valoir leurs idées. Mais il est tout aussi important de savoir faire face à la sur-exposition informationnelle, de savoir sélectionner ce que l'on veut voir sans trop prendre de risque et surtout de donner un sens à cette quête des perceptions autres (le "pourquoi" et le "pour quoi faire").
Le second registre implique organisation, investissement, éditorialisation ; il nécessite sûrement un certain professionnalisme visant à l'efficacité. Les TIC permettent de faire aujourd'hui des choses remarquables sur ce terrain. Pour autant accumuler n'est pas documenter. La tentation est grande en effet de vouloir tout engranger (à toutes fins utiles), de constituer d'infinis réservoirs documentaires dont le taux marginal d'utilisation de chaque ressource engrangée ne peut que diminuer inéluctablement (sauf à être répliquée dans de multiples autres réservoirs de même nature).
Le second registre suppose un travail sur et avec les personnes et de ce point de vue, doit être mis en relation avec ce qui touche au développement des compétences tant individuelles que collectives et à la gestion des ressources humaines. C'est sûrement sur ce dernier point que l'on a le moins progressé au cours de la dernière décennie en matière de management de l'information et que l'on peut trouver les causes des échecs des démarches ambitieuses mais souvent trop purement instrumentales de veille informative et de partage des savoirs.
III. L'intégration IDC, le modèle Infopolis
La complexité de la gestion des dispositifs info-documentaires modernes et le constat des échecs patents dans ce domaine conduisent à rechercher d'autres voies ou modèles que ceux aujourd'hui basés exclusivement sur les instruments aussi performants soient-ils. C'est donc du côté de l'analyse de système qu'il faut essayer de s'orienter comme aussi du côté de ce qui est la compréhension de la vie, et non pas du côté des seules machines [5].
III.1 La ville informationnelle
Après de multiples investigations de terrain au cours des dix dernières années, il ressort qu'une analogie avec la gestion de la ville et de son développement peut s'avérer très fertile. Même complexité, même multidimensionnalité, même douleurs pour la prise de décision, mêmes mélanges subtiles d'ordre et de désordre : on est donc bien en présence d'un modèle "urbanistique" pour la gestion de l'information. Appelons ce modèle "Infopolis" et définissons cette Infopolis comme l'ensemble des systèmes, dispositifs, acteurs, processus et fonctions relatifs à l'information, la documentation, la connaissance (IDC) dans une organisation ou communauté donnée. Dans cette Infopolis on s'efforce de penser le système IDC de façon globale, ville informationnelle planifiée, gérée, vécue comme une ville en développement organique permanent.
L'Infopolis se détermine à travers un territoire avec ses limites et sa structuration, une identité et une culture propres, des acteurs (décideurs, citoyens, experts, médiateurs divers), des infrastructures (équipements, réseaux, postes de travail logiciels, ), un centre (carrefour, portail, Intranet, ), des quartiers et des zones d'activité (les informations juridiques, les informations culturelles, ), des signalétiques et des dispositifs de repérage (se retrouver dans l'Infopolis), des règles de fonctionnement et de vie (qui alimentent quoi, ?), des besoins fonctionnels (de partage, de mémoire, de veille, ).
III.2 L'implication des divers acteurs de l'Infopolis
Un point essentiel à considérer est celui de l'implication des divers acteurs ou groupes d'acteurs dans la gestion et le développement de l'Infopolis. Puisque l'information est subjectivité de sujets pensants et agissants, puisqu'elle s'échange et se partage entre personnes et groupes de personnes, il n'est pas possible de la considérer sous sa seule dimension instrumentale en rejetant l'homme à la périphérie de ce monstre froid. L'information, c'est d'abord et avant tout affaire d'hommes et donc convient-il de resituer le rôle des hommes-acteurs dans le processus IDC (ce qui vaut naturellement pour la veille comme pour tout autre pratique socio-informationnelle).
Il est évident que pour une communauté informationnelle donnée, comme pour toute ville, il faut tout d'abord disposer de lignes asymptotes ou schémas directeurs de développement. Cette vision politique émane des responsables, nommés, élus, chefs d'entreprise ou patrons d'organisations, véritables magistrats de l'Infopolis. Ces édiles doivent être conscients de l'importance des enjeux d'une gestion intelligente, ouverte mais efficace du processus IDC. Il ne saurait être question de déléguer ce pouvoir d'orientation aux seuls techniciens de la chose informationnelle (DSI notamment) ou aux seuls propagandistes de la communication institutionnelle. Puisque l'on s'achemine vers l'entreprise postmoderne apprenante, le besoin de vues éclairée de la part du top-management devient crucial (si on examine les programmes de formation des élites françaises, on ne peut être qu'effaré par le manque cruel de préparation des futurs dirigeants face à cette nouvelle responsabilité).
Il va de soi qu'il ne saurait y avoir de ville informationnelle sans citoyens de cette société de l'information. On sait que ces citoyens deviennent aujourd'hui autonomes, qu'ils revendiquent leur droit à la juste information, qu'ils n'acceptent plus d'être seulement considérés comme consommateurs des grandes machines télé-informationnelles. Il faut donc penser implication de ces citoyens, à tous niveaux qu'ils se trouvent. Des réseaux, groupements, alliances ou communautés peuvent se créer, se défaire aussi selon les circonstances. En arrière-plan se profile la question de l'équité de ces citoyens devant la chose informationnelle numérique (cf. le Sommet Mondial sur la Société de l'Information) avec le problème des niveaux d'équipement et aussi de culture et de formation. Cela devrait nous conduire à aller aussi regarder du côté de la gestion des ressources humaines et des compétences, à intégrer aussi les processus de partage et de dynamisation de l'IDC dans les schémas d'organisation et de management. Et pour en revenir à la veille, ne serait-il pas judicieux de faire jouer à ces citoyens de l'entreprise apprenante de nouveaux rôles quant à la collecte, à la structuration et à la dynamisation de l'information pertinente ?
Un autre groupe d'acteurs essentiel est constitué de ceux qui parmi les citoyens peuvent avoir des points de vue plus étayés, appelons les experts. Il en existe dans toutes les communautés, avec des profils d'expertise variés. S'ils sont citoyens de base dans les domaines autres que ceux dans lesquels ils excellent, il serait dommage de ne pas s'appuyer sur eux pour aller plus avant dans la structuration et le développement de l'Infopolis. L'intégration des experts dans les schémas de management de l'IDC à mettre en uvre et dans les processus de veille est un axe à privilégier (plus les machines cracheront leurs milliards de bits, plus le recours à la prise de distance sage paraîtra évident).
Evoquons encore le groupe des facilitateurs, acteurs professionnels qualifiés dans le champ de la gestion de l'IDC. On pourrait les considérer comme les techniciens de l'Infopolis. Cela peut aller des "techniciens de surface" aux gestionnaires de réseaux et aux urbanistes-aménageurs. Il y a place pour de nombreux corps de métiers intervenant soit pour le compte de certains citoyens (clients), soit pour faciliter l'autonomisation des autres. C'est dans ce groupe que se situent les traditionnels documentalistes, les nouveaux webmlasters et les encore inclassables veilleurs et autres knowledge managers.
III.3 Définir une "infostructure"
L'Infopolis suppose aussi l'expression collective de visions crédibles d'un futur acceptable et donc la définition et la mise en uvre d'un schéma cohérent de développement que nous désignerons par le vocable d'"Infostructure".
Il est en effet absolument nécessaire de se doter d'une infostructure pour agir de façon cohérente et efficace (notion d'urbanisme informationnel). Cette infostructure peut se définir comme une démarche de management systémique de l'IDC qui vise à mettre en interaction dynamique et régulièrement actualisée:
Précisons que les grands besoins fonctionnels à satisfaire sont de plusieurs ordres :
Insistons sur le fait que cette infostructure n'est pas assimilable ni réductible à la seule "infrastructure" technique (les tuyaux, les technologies informatique ou de télécommunications ou encore d'intelligence artificielle). Elle est vraiment un cadre directeur, systémique, visant à assurer le meilleur développement possible de l'Infopolis (au fond, l'entreprise apprenante en constante évolution).
IV. L'exemple d'un centre de recherche se définissant une politique IDC
Pour illustrer les idées précédentes et montrer qu'un nouveau management intégré de l'IDC est bien une réponse pertinente, examinons la situation et l'expérience récente d'un grand centre de recherche scientifique et technique français qui a souhaité s'orienter sur la voie d'une gestion globale de son information et de ses connaissances en définissant une politique appropriée.
Soulignons d'entrée de jeu que cet établissement est réputé pour la qualité de ses travaux et publications, pour sa documentation, pour ses avancées dans le domaine de l'informatique appliquée, qu'il est aussi très impliqué sur la scène nationale et européenne et qu'il s'appuie largement sur des démarches qualité.
IV.1 Les objectifs de l'action et le processus mis en uvre
En interne, il s'agit essentiellement pour la Direction du Centre :
Pour la clientèle externe, le projet vise aussi à transférer des savoir-faire à des clients, acteurs du domaine technique concerné pour optimiser les divers processus de travail :
- réponses à des consultations ;
- gestion des échanges de données et documents ;
- gestion de projets.
Les premières réflexions initiées au cours des premiers mois de 2002 ont conduit à diagnostiquer de sérieuses carences en matière de gestion des connaissances internes et à privilégier un travail collectif sur ce thème. Un groupe pluridisciplinaire (comité de pilotage) a été constitué avec un noyau de personnes venant des départements documentation, informatique de gestion, informatique avancée, comme aussi de la direction de la recherche : il est important de souligner ici le souci de l'équipe d'avoir une telle approche globale et concertée, ce qui est plutôt rare d'observer quand on intervient dans les entreprises. L'appel à un consultant a eu lieu au cours du premier semestre 2002. Un premier travail d'analyse de terrain a été entrepris permettant de recueillir les avis d'une trentaine de personnes représentatives des divers métiers et spécialités. Ce travail a été suivi de l'émission de préconisations pour aller dans le sens d'une gestion globale optimisée de l'information et des connaissances.
IV.2 Le contexte
Plusieurs facteurs clés de mutation pour le Centre sont identifiés rendant nécessaire une nouvelle approche de la gestion de l'information et de la connaissance :
Dans ce contexte, le Centre voit ses métiers de base connaître d'importantes évolutions : recherche, consultance, évaluation technique, diffusion des informations et connaissances.
Au cours des dernières années, le Centre a modifié assez profondément son management et son organisation avec création de Départements plus "musclés", à mis sur pied de nombreuses procédures, s'est engagée sur la voie de la qualité et privilégie désormais les démarches de projet (avec notamment des partenariats européens).
Si l'on souligne la permanence d'une tendance traditionnelle à la frilosité par rapport au partage de l'information, on observe toutefois l'émergence d'une nouvelle culture notamment parmi les plus recrutés les plus récents mieux à même d'utiliser les TIC et plus désireux de mettre en place des approches collectives de gestion de l'IDC.
IV.4 Le diagnostic
Les investigations faites au milieu de l'année 2002 conduisent à quelques constats assez unanimement acceptés:
IV.5 Des pétitions de principe, les dimensions à prendre en compte
Pour les multiples acteurs interrogés, la mise en place d'une politique de gestion globale des connaissances est une idée bien acceptée, mais certaines préconisations sont formulées pour éviter les échecs :
On insiste par ailleurs sur la nécessité de se caler sur un schéma de responsabilités partagées, avec développement de démarches collectives et respect de la subsidiarité.
D'un point de vue général, on souligne le fait que plusieurs dimensions sont à considérer pour aborder sereinement cette question de la nouvelle gestion de l'IDC :
IV.6 Les axes d'action
Un ensemble assez vaste de mesures a été défini sous forme d'un catalogue représentant tout ce qu'il conviendrait de faire pour améliorer de façon substantielle la gestion de l'IDC au sein du Centre. De façon concrète chaque département ou service aura à définir son plan d'action, à sélectionner et mettre en uvre certaines mesures.
Les propositions renvoient plus particulièrement aux axes suivants :
Dans ce cadre, il est important de souligner l'articulation étroite qui est opérée entre les démarches de documentation, de veille, de gestion des connaissances et de diffusion avec le souci d'éviter de perpétuer les cloisonnements ou barrières pouvant exister entre tout cela.
Enfin, il convient de noter que la Direction de l'établissement a accepté le principe de placer la responsabilité de l'orientation politique du projet sous l'autorité du Directeur de la Recherche affirmant par là même son souci de laisser les outils définir seuls la politique à suivre.
V. En guise de conclusion pour la veille
Au terme de cette communication, on ne peut qu'attirer l'attention sur la nécessité de prendre plus de recul sur ce qu'est ou doit être le management de l'information dans les entreprises ou organisations aujourd'hui. La complexité à laquelle doit faire face ce management est importante et on ne s'en sortira pas par des solutions miracles fondées soit sur l'illusion technologique, soit sur des pratiques marginales mal insérées dans le tissu de l'entreprise. C'est particulièrement vrai pour les activités de veille dont il convient de redéfinir la place, le statut, les objectifs dans cette nouvelle Infopolis, dans ce nouveau management systémique de l'information, de la documentation et de la connaissance. Les activités de veille doivent sûrement mieux s'articuler avec les diverses pratiques informationnelles ; elles doivent être consolidées par des démarches relatives à la mémoire, au partage, à l'anticipation et au soutien. Elles doivent sûrement conduire à des résultats à mieux faire partager au sein de l'entreprise avec le souci d'amener celle-ci à devenir elle-même apprenante, plus à l'écoute de son environnement extérieur mais aussi capable de valoriser ses ressources internes. En d'autres termes, pas de veille sans mémoire, pas de veille externe sans capitalisation interne, pas de veille pour le top-management sans implication de la curiosité et des compétences de l'ensemble du corps social, pas de veille informative sans traces documentaires mobilisables et partageables.
Références
[1]
UIT, UNESCO, Sommet Mondial pour la Société de l'Information, Site Web WSIS http://www.itu.int/wsis
[2]
MICHEL Jean, La documentation : une profession à la croisée de ses chemins. Hermès, Décembre 2002 (à paraître)
[3]
MICHEL Jean, Le Management de l'Information : Une exigence de professionnalisme au service du développement des hommes et de la compétitivité des entreprises, Site Web ADBS http://www.adbs.fr
[4]
MEYRIAT Jean, MICHEL Jean, La certification des professionnels de l'information et documentation en France et dans l'Union Européenne , Documentation et bibliothèques, revue de l'ASTED (Association pour l'avancement des sciences et des techniques de la documentation), volume 48, n° 1, janvier-mars 2002, p. 19-26.
[5]
MICHEL Jean, Le knowledge management, entre effet mode et (ré)invention de la roue , Documentaliste &endash; Sciences de l'Information, 2001, vol 38, n° 3-4, p 176-186