Communication à la rencontre ADBS (Délégation régionale Rhône-Alpes -Grenoble) du 26 juin 2003
“Le document vivant hier et aujourd'hui”
PLAN
1 - Information, documentation, connaissance, mémoire,…
1-1. L’homme : de l’arrière-plan au premier plan
1-2. L’information ou l’infini subjectif
1-3. Le document ou la nécessaire et laborieuse matérialité
1-4. La connaissance, une permanente construction
1-5. L’articulation information-document-connaissance
1-6. La mémoire, une affinité avec la connaissance
2 L’environnement numérique, le document numérique circulant
2-1. Le document, facilitateur mais aussi frein à la transmission de l’information
2-2. Le document traditionnel, le support papier
2-3. Le document numérique ou l’information ”dématérialisée”
2-4. Le document numérique circulant, nomade
2-5. L'infinité et la diversité des sources info-documentaires numériques
2-6. Le document numérique en tant qu'objet matériel aux vertus nouvelles
2-7. Le document numérique en tant que vecteur de sens (information)
2-8. Une nouvelle combinatoire des pratiques info-documentaires
2-9. Document vivant ou document animé ?
3 Document fixe ou animé - mémoire morte ou vive
3-1. Le document, matériau indispensable pour la mémoire, mais …
3-2. Le document entre usage et mémoire
3-3. Le document, mémoire de l’activité ou réverbère trompeur ?
3-4. Le document numérique et la mémoire : vertige et folie
3-5. Vers une philosophie de l’information
3-6. Quelles méthodes pour la mémoire du document numérique animé?
3-7. Quel rôle pour les documentalistes ?
Annexe
1: L’électronique revendique la succession de l’argentique
- Michel Alberganti
Annexe 2: Y a-t-il encore place pour de grandes maisons
de disques? - Kevin Kleinmann
A l’occasion
de la célébration du 40ème anniversaire de l’ADBS,
la Délégation régionale Rhône-Alpes - Grenoble de
l’association nous invite à réfléchir à une
question délicate mais essentielle, celle de la nature et du sens de
la relation qui existe entre document et mémoire.
La création et la production du document renvoient à une logique
d’usage immédiat ou en tout cas à une finalité d’action
à court terme. Mais, le temps passant, ce document s’inscrit progressivement
dans une logique de préservation de mémoire, et cela à
des fins diverses. C’est le sens même de la fonction d’archivage
qui va se préoccuper de protéger les traces (documentaires) des
activités d’une institution ou d’une personne (ou groupe
de personnes).
Dès lors, la logique d’usage à court terme doit elle être
pensée en intégrant, très en amont, le besoin de mémoire,
au risque de conduire à des lourdeurs incompatibles avec les exigences
de l’efficacité immédiate ? Et la logique de mémoire
se limite-t-elle à la seule perspective d’accumulation-préservation
des documents traçant les activités du quotidien, du temps présent
: la mémoire assimilablle à la seule perspective d’exploitation-valorisation
du dépotoir documentaire ?
Cette question de la relation entre document et mémoire est d’autant
plus d’actualité que l’explosion des usages du document numérique
circulant conduit à de nouvelles interrogations :
Dans un
premier temps, essayons de bien comprendre ce que cachent ou recouvrent les
mots, les concepts et essayons de dégager des perspectives d’interprétation
au delà des apparences, des pratiques.
Dans un deuxième temps, interrogeons nous sur la révolution du
numérique, véritable changement de paradigme dans le domaine du
management de l’information et de la documentation. Et tirons en des conséquences
sur les pratiques de l’information et de la documentation, professionnelles
ou non.
Dans un troisième temps, nous pourrions nous interroger sur ce que devient
le document dans le contexte du numérique, avec une nouvelle prétention
à savoir celle de devenir un document dit vivant (ce qui nous conduira
à aborder alors la question de la mémoire de ce document vivant)..
Et alors nous pourrions clore le propos en examinant les transformations des
missions et des méthodes des professionnels intervenant dans la sphère
du document, sous la double contrainte de l’exigence d’efficacité
informationnelle et de l’exigence de préservation-mémoire.
1 - Information, documentation, connaissance, mémoire,…
en quête du sens des motsNous pratiquons au quotidien l’information
et la documentation mais jamais l’ambiguité n’a été
aussi forte en ce qui concerne les concepts que nous manions. Essayons de clarifier
ceux-ci, de façon distanciée, en ne se laissant pas abuser par
nos perceptions superficielles, par nos gestes professionnels.
1-1.
L’homme : de l’arrière-plan au premier plan
Au commencement était l’homme…
C’est
en effet parce que l’homme pense et agit – en grande partie gr(âce
à sa tête - que nous nous posons ces questions d’information,
de documentation, de mémoire. Le document ne tombe pas du ciel, il vient
de l’homme, il est produit et utilisé par lui.
Plus exactement , au commencement sont les hommes… et leurs besoins de
vivre et agir en société. C’est bien cette dimension sociale,
relationnelle, sociétale qui conduit à se préoccuper d’information,
de documentation et de mémoire (et d’engendrer des pratiques socioprofessionnelles
sur ce terrain).
Cette relation interpersonnelle est à considérer en premier lieu
dans sa dimension spatiale : interactions entre les hommes d’un même
instant, d’une même génération, mais pouvant se trouver
dans des lieux , sur des continents différents. Elle est aussi à
considérer dans sa dimension temporelle : interactions entre les hommes
de générations successives, passage de témoins, …
Tout ce dont nous traitons dans nos pratiques info-documentaires, professionnelles
ou non, renvoie inéluctablement à l’homme, à sa pensée,
à son action. Derrière l’apparence d’une objectivité
formelle an-humaine (celle du document), ce sont bien le penser et l’agir
de l’homme (des groupes d’hommes) qui est tracé, consigné,
échangé. N’oublions pas cette réalité …
; le remarquable travail de Marie Claire Lucas “Mémoire vivante,
paroles de résistants” est là pour nous le prouver si nous
l’avions oublié.
Même dans les champs les plus “hards”, les plus incontestables
scientifiquement (physique,..), ce n’est pas la nature, le réel
qui est documenté, mais bien le regard, la vision que des hommes ont
de cette nature à un moment donnée, avec leurs instruments d’observation
et de communication). Une photographie, un écrit ne sont que des représentations
de la nature, des interprétations du monde.
Prenons garde de ce point de vue à ne pas tomber dans une sorte de “chosification”
de la documentation, conduisant à une sacralisation du document considéré
comme une fin en soi alors que le document n’est rien sans l’homme
qui l’a produit (et n’est rien d’autre que l’homme qui
l’a produit).
1-2.
L’information ou l’infini subjectif
L’homme observe le monde, perçoit un certain nombre de choses.
Il s’observe, il observe les autres, il observe la nature, il observe
le vivant, les activités des uns et des autres. Son métier l’amène
à faire de telles observations en recourant à des instruments
aux focales les plus variées.
Notons immédiatement que cette observation est purement subjective, contingente
et très contextualisée. Elle est une perception d’un réel
donné à un moment donné, mais n’est bien qu’une
perception.
L’information, à son stade “zéro”, initial,
est d’abord et avant tout cette perception-observation du monde dans lequel
on vit. Les conséquences sont fortes :
A un premier
niveau de fonctionnement, chacun peut se contenter de l’observation que
l’il est amené à faire, de jouir égoïstement
de ce qu’il a découvert. C’est ce que nous pratiquons couramment
au quotidien (l’information en latence). Mais pour diverses raisons, nous
nous sentons plus ou moins obligés de faire partager cette perception
à d’autres que soi, de confronter notre regard à celui des
autres, pour nous rassurer, ou nous démarquer. La société
des hommes se développe et progresse dès lors que les échanges
de regards vont se multiplier.
On va donc ”extériosier” cette information de niveau zéro
et faire reconnaître ou admettre cette vision différenciée,
l’échanger, la faire partager, en débattre. C’est
là le second stade de l’information, l’information socialisée
qui sort de la tête du seul observateur pour devenir quelque chose de
partageable et de partagé.
Retenons aussi ici un point essentiel : l’information ne prend sa valeur
que dans sa socialisation. Etre le seul à conserver dans sa tête
les observations que l’on fait ne présente finalement que peu d’intérêt,
d’autant plus qu’une fois l’homme disparu, il ne restera plus
rien de l’information de niveau zéro.
L’information dans sa forme socialisée est source, dynamique de
progrès. C’est en cela qu’elle prend de la valeur (d’utilité).
L’information, regard porté sur le monde et échangé,
permet le déplacement des points de vue, le décalage des perceptions.
L’information déstabilise, par le regard que l’autre me fait
partager. La puissance de l’information socialisée est celle de
l’altérité, celle de la différence (“think
different”).
Pour les acteurs professionnels de l’information-documentation, mais aussi
pour tous les acteurs de la vie sociale, c’est bien cette information
de deuxième niveau qui est considérée, l’information
socialisée, extériosiée, partagée. La mission du
professionnel va consister notamment à favoriser ce partage de l’information
socialisée, à accélérer le mécanisme de transfert.
Les dispositifs info-documentaires (centres de documentation, bibliothèques,
centres d’archives, intranets,…) sont créés, développés
et entretenus pour favoriser ce partage, pour fluidifier la circulation de cette
information socialisée qui n’en reste pas moins essentiellement
subjective.
L’information est par essence infinie, disons, indénombrable car
il n’y a pas de limite à l’observation du réel et
il n’y a pas de raison de limiter l’expression d’information
à quelques observateurs limités (ce qui serait un mécanisme
de censure intolérable). Cette infinitude de l’information va nous
poser de multiples problèmes : confiance, effort à faire pour
la maîtriser, mémoire,…
Notons enfin que cette information, par sa nature même (perception, observation,
expression,…) est fondamentalement inappropriable, insaisissable. Elle
est de libre usage, de libre circulation et ne peut en aucun cas faire l’objet
d’une prise de droit ou de bénéfice tant qu’elle ne
fixe pas sur une matérialité documentaire qui la véhiculera.
1-3.
Le document ou la nécessaire et laborieuse matérialité
L’échange des regards ou des informations-perceptions peut se faire
de deux façons :
On
n’évoquera pas ici la première modalité car elle
ne permet guère l’expression de pratiques professionnelles telles
que celles des documentalistes sauf à transformer ceux-ci en animateurs-facilitateurs
de l’échange interpersonnel.
Les métiers de l’information-documentation vont plutôt être
concernés par la deuxième modalité, celle de l’échange
médiatisé.
Il faut en effet recourir à un support qui va faciliter le partage des
regards. C’est par définition le document, cette matérialité
objective, palpable, qui consigne ce qui a été observé.
Ce document peut être :
Le document
est donc la trace de l’information. Il est le support de ces observations,
“précipitation argentique” de ces regards, consignation formelle
des pensés, des vus et des exprimés.
Le document est un “produit” qui suppose une chaîne de production,
diffusion, conservation, une production sociale, humaine qu’il faut savoir
maîtriser, organiser. Il a un coût, celui de sa matérialité
intrinsèque et de la consignation de l’information sur cette matérialité.
De ce fait, il peut être appropriable (achetable, redevable de droits)
et saisissable (physiquement et juridiquement parlant).
Le document existe objectivement et est donc localisable, identifiable, évaluable,
mesurable,… Il est stockable, capitalisable et peut être conservé.
Il est essentiel bien sûr de ne pas confondre le document et l’information,
l’objectif et le subjectif. La valeur, c’est ce qui réside
dans le subjectif, dans le différentiel de vision. Le coût lui
se situe dans la besogne laborieuse du processus documentaire, la gestion de
cette matérialité objective.
Plus important : le document est la trace de l’information, il en est
surtout la trace figée : il est reflet d’une information d’un
moment donné, consignation, à un moment donné de l’information
subjective. Alors que l’information reste fondamentalement fluide , vivante,
le document est déjà mort au moment même où on le
produit. Le document est “pierre tombale”, photographie d’un
instant. Le dispositif documentaire est par essence le cimetière de l’information.
On verra plus loin que la technologie numérique va tenter d’atténuer
cette perspective de fossilisation, mais ce sera in fine la même illusion
que celle du cinéma qui fait se succéder à cadence rapide
des instantanés de vie, toutes images mortes d’un réel déjà
dépassé.
Notons encore que si l’information est infinie par essence, la documentation
est théoriquement “finie”, limitée dans le sens que
cette matérialité est en principe dénombrable (avec une
localisation bien identifiée, à l’image de la localisation
par URL : http://…). La question que se pose bien sûr tous les acteurs,
professionnels ou non, est donc de savoir où et comment “retrouver”
efficacement le document qui a été produit et qui existe quelque
part.
1-4.
La connaissance, une permanente construction
Au delà de l’information, la connaissance est prise de recul par
rapport aux observations, aux sollicitations des sens. La connaissance est une
“infrastructure” cognitive présente en arrière-plan
en chacun d’entre nous. Elle nous permet d’évaluer les informations
que nous recevons et d’agir face à des situations données.
La connaissance est une “construction”, une élaboration permanente,
un développement socio-cognitif. Elle est structuration sur elle-même.
Elle se traduit sous forme de modèles, de lois, de schémas qui
sont autant de tentatives de comprendre le monde environnant pour pouvoir agir
efficacement.
L’information n’est pas la connaissance. Mais la connaissance se
restructure, se consolide sous la pression de l’information que l’on
reçoit. Elle se nourrit de l’échange d’information.
La connaissance, plus ou moins formalisée, peut-être à son
tour objet d’information, susceptible d’être transmise à
d’autres que soi. Dès lors, elle pourra être “documentée”
, c’est-à-dire fixée sur un support-vecteur.
La connaissance ne relève pas de la catégorie du dénombrable,
La connaissance n’est pas régie par un principe d’accumulation,
mais bien par un principe de construction-transformation ; en outre chaque acteur
ou groupe d’acteurs peut se définir à l’infini des
schémas cognitifs. Toutefois on pourrait accepter l’idée
que la connaissance est d’une moindre infinitude que l’information
dès lors qu’elle est réduction des flux informationnels
en un certain nombre de modèles génériques utiles.
Enfin la connaissance peut disparaître dès lors que les principes
constructivistes qui président à son développement disparaissent
(mort de l’individu, disparition du groupe, abandon des pratiques vertueuses
de développement de la connaissance,…). Il faut donc entretenir
la connaissance (tant au niveau des individus qu’au niveau des groupes.
Et de ce point de vue, l’objet documentaire assure une fonction de préservation-transfert,
tout en reconnaissant qu’il ne s’agit là que d’un ersatz
de connaissance.
1-5.
L’articulation information-document-connaissance
Les trois concepts ou entités agissent bien sûr en interaction
dynamique.
L’homme, parce qu’il est homme et parce qu’il vit en société,
produit en permanence de l’information, observe continuellement son environnement,
fait état de ses observations à d’autres hommes et s’abreuve
des informations venant des autres hommes, et cela en mobilisant divers canaux
dont le canal documentaire.
Cette information circulante, médiatisée ou non documentairement,
vient s’intégrer, se confronter aux connaissances en place. Elle
peut amener à modifier les modèles ou schémas cognitifs
ou au contraire les consolider.
Cette connaissance (et plutôt la nouvelle connaissance) peut être
re-transmise comme nouvelle information à certains (individus en formation,
groupes divers,…), et cela bien sûr se fait la plupart du temps
via un vecteur documentaire (mais ce n’est pas exclusif : transmission
orale des savoirs et savoir faire).
Pour autant :
1-6.
La mémoire, une affinité avec la connaissance
Pour le Grand Larousse, la mémoire est l’activité biologique
et psychique qui permet d’emmagasiner, de conserver et de restituer des
informations. Elle est aussi aptitude à se souvenir. On voit à
travers cette définition que l’information n’est pas la mémoire
et que la mémoire n’est pas une accumulation d’informations.
La définition renvoie plutôt à l’idée que la
mémoire est une activité d’élaboration, de structuration.
Elle s’alimente d’informations, les mobilise et les restitue. D’une
certaine façon, la mémoire s’apparente à la connaissance.
La mémoire fonctionne comme fonctionne la connaissance selon un principe
constructiviste organique. Elle est dispositif plus ou moins formalisé
d’assemblage d’informations et de connaissances.
La mémoire est sélective, focalisée, structurée.
La mémoire, comme la connaissance, n’est pas réductible
à un strict processus d’accumulation.
Comme la connaissance, la mémoire peut s’éteindre, disparaître,
dès lors que les principes constructivistes de développement ne
sont plus à l’œuvre.
Et bien entendu, comme pour la connaissance,
Notons encore
que la mémoire, comme la connaissance est basée sur le principe
de connexité, c’est-à-dire sur la mobilisation de relations
de similitude, de rapprochement, avec établissement de liens entre divers
éléments ou entités. C’est notamment ce principe
qui va faciliter les mécanismes de “rappel” de la mémoire.
La mémoire, comme la connaissance “échantillonne”
les perceptions du réel (informations) et cela de façon plus ou
moins aléatoire (hasard, sérendipité) ou au contraire volontariste
(formalisation, finalisation, codage).
Faisons ici une brève analogie avec la photographie numérique
qui peut capter avec des millions de pixels des images du réel, mais
qui s’accompagne de processus sélectifs de sauvegarde ou de compression
(JPEG) permettant de donner à voir le réel avec un niveau de définition
juste nécessaire .
2 – L’environnement numérique, le document numérique circulant
La technologie est au cœur des processus info-documentaires ; elle est
en particulier sollicitée pour la production et la diffusion du document
, matérialité dont il faut réduire le coût et la
contrainte. Aujourd’hui la technologie numérique vient modifier
en profondeur les pratiques info-documentaires et nous oblige à revoir
certains schémas de pensée.
2-1.
Le document, facilitateur mais aussi frein à la transmission de l’information
Les hommes, la société, aspirent à toujours plus d’information,
à toujours plus d’exposition aux regards portés par les
hommes sur le monde et indirectement à une meilleure connaissance de
ce monde. Mais cette exposition à l’information-altérité
passe inéluctablement par la médiation d’un vecteur, le
document. C’est donc la technologie info-documentaire qui va rendre possible
l’accélération et l’intensification des échanges
d’information mais elle va aussi (face cachée) en être le
principal frein, du fait même de sa nature matérielle.
Les hommes n’auront donc de cesse que d’inventer de nouvelles solutions
documentaires pour satisfaire leur besoin d’information et de connaissance
tout en cherchant à dépasser les limites conjoncturelles et contextuelles
des solutions existantes :
Chaque couche de technologie documentaire perdure pendant un temps long alors que de nouvelles solutions voient le jour et se développent. Les NTD (nouvelles technologies documentaires) visent et apportent à chaque fois de nouveaux avantages :
Chaque nouvelle couche de NTD induit des changements dans les pratiques informationnelles, induit des changements dans les rôles ou responsabilités des acteurs, induit de nouveaux besoins de formation, de développement de compétences, induit la nécessité de définir de nouvelles règles du jeu, etc.
2-2.
Le document traditionnel, le support papier
Il nous a accompagné pendant des siècles. Il est notre référentiel
en matière de technologie documentaire. Il est omniprésent dans
la société et il continuera à l’être encore
longtemps.
Ses avantages sont évidents :
Ses inconvénients sont non moins évidents :
2-3.
Le document numérique ou l’information ”dématérialisée”
L’utilisation de l’informatique dans le domaine de l’information
et de la documentation a été importante au cours des 30 dernières
années et a conduit progressivement à l’avènement
du document numérique se caractérisant essentiellement par le
recours à la technologie numérique tant pour sa production que
pour sa diffusion et son exploitation.
Les principes à la base de cette évolution sont les suivants :
Tout document se fond au final en un seul moule, celui de l’établissement d’une suite de 0 et de 1, suite qui rendra possible de multiples et infinies manipulations en aval..
2-4.
Le document numérique circulant, nomade
L’idée qui hante la tête des hommes depuis l’origine
est depouvoir assurer la circulation la plus large, la plus simple possible
des informations. Le document n’a d’intérêt que s’il
permet cette circulation rapide et ouverte de l’information. Dès
lors que l’on peut “dématérialiser” l’information
(plus exactement en changer le support de consignation et de transport), on
atteindra les objectifs recherchés (vitesse, universalisme, délocalisation,…).
Les réseaux de télécommunications à plus ou moins
haut débit, les solutions nouvelles de stockage (cédéroms,
disquettes,… ), les technologies de l’image et du son comme de la
radio-téléphonie vont permettre l’intensification des usages
de ce document numérique, vont dynamiser la communication numérique
avec des conséquences phénoménales, inouies sur les pratiques
info-documentaires. Les témoignages symptomatiques de cette évolution
sont nombreux:
2-5.
L'infinité et la diversité des sources info-documentaires numériques
Une grande partie des documents traditionnels continuent et continueront à
exister en mode non-numérique. Certains d'entre eux font déjà
l'objet d'une post-numérisation (scannerisation) pour pouvoir être
repris en mode numérique et être plus facilement mis à disposition
des usagers. La véritable révolution réside dans la circulation
de documents numériques existant sous cette forme dès leur conception.
La documentation en mode numérique devient donc de plus en plus abondante
et oblige les professionnels de l’information et de la documentation à
repenser complètement l’environnement de ressources qu’ils
mobilisent :
2-6.
Le document numérique en tant qu'objet matériel aux vertus nouvelles
Le document numérique reste malgré tout un objet matériel
(segment de serveur, galette de stockage, mémoire flash,.. ). Mais la
matérialité qu’il mobilise lui confère des vertus
étonnantes.
Le document numérique (DN) est aisément stockable (sauvegarde
sur de multiples disques durs), empilable (dossiers de dossiers de fichiers),
capitalisable (mémoire à court, moyen ou long terme) et le coût
de cette conservation et de cette capitalisation est faible comparé à
celles des documents traditionnels.
Le DN est aisément localisable, on peut facilement le situer quelque
part, dans l'espace et dans le temps : cheminement sur des disques durs, adresse
univoque, URL,…. Il est donc repérable et donc récupérable
à coût marginal faible.
Il est malléable, flexible, "caméléonesque",
ré-exploitable à l'infini, re-diffusable (d'où l'inquiétude
des "ayants-droit"); on peut aisément découper les parties
ou pages d'un livre électronique. Le DN s'intègre aux pratiques
de bureautique en même temps qu'il devient lui-même ressource pour
d'autres productions numériques (éditorialisation en cascade).
Le DN est disponible instantanément : un clic de souris suffit…
ou quasiment.
Il est disponible à distance (effet réseau) et permet donc un
accès décentralisé à l'information. Est-il encore
nécessaire de conserver dans des centres de documentation ou de grandes
bases de données centralisées des documents qui peuvent aisément
être rapatriés par le réseau et obtenus en consultant de
multiples sources très directement concernées par ces documents
(producteurs ou institutions intéressées)? Que faut-il donc conserver
de façon sûre sur son disque dur (accumulation intelligente) et
que faut-il au contraire supprimer, éliminer pour se concentrer sur les
modalités d'accessibilité aux documents distants?
Le DN est multimédia, ce qui signifie qu'une réalité donnée
peut désormais être facilement appréhendée documentairement
sous différents angles, textuel, visuel, sonore.
Il permet assez souvent la mise en contact simple, immédiate, avec la
source humaine ou institutionnelle qui l'a produit (adresses email et URL de
pages Web associées.
Dans le même ordre d'idées, le document numérique renvoie
à d'autres documents : il est un hyperdocument. Derrière cette
banale évidence, il faut relever le fait important que ce sont désormais
des grappes de documents qui font sens, ce sont ces cheminements entre documents
qui deviennent de véritables enseignements (docere = enseigner).
Enfin, le DN est peu encombrant et peu coûteux (en première analyse
du moins, car il faut investir ailleurs en machines, en réseaux, et cela
a la coût et l'encombrement est reporté ailleurs).
2-7.
Le document numérique en tant que vecteur de sens (information)
Le document numérique reflète, certainement plus intensément
que le document traditionnel papier, le besoin de l'homme et des groupes humains
de communiquer; il est le cri des hommes qui trouvent avec le numérique
un vecteur d'expression plus puissant, plus ouvert, plus universel. En d'autres
termes la source émettrice prend plus d'importance que le document lui-même,
avec toute la subjectivité que cela peut comprendre.
Il est nettement plus évolutif, accumulatif, interactif que son prédécesseur,
reflétant par là même les cheminements et développements
de la pensée humaine en continuelle mouvance. Un document numérique
existe en versions successives multiples (c'est déjà le cas pour
les textes scientifiques, c'est très vrai aussi pour les sites Web comme
pour les productions des listes de diffusion électroniques). Il s'enrichit
en permanence de l'échange de vues ou d'opinions qui se crée à
partir de lui.
Il reflète aussi la pensée et l'action de groupes humains à
géométries variables : du texte produit par un individu ou par
un petit collectif d'auteurs au site ou hyperdocument associant de très
nombreux auteurs (ou de larges communautés de personnes). Les productions
documentaires en mode Intranet ou sur plates-formes Lotus Notes donnent aussi
à voir cette complexité nouvelle de la production documentaire.
Le document numérique s'installe donc sur un vaste continuum d'instances
de production, de l'individu au collectif.
Le document numérique peut encore couvrir un ensemble continue de pratiques
allant d'un pôle très informel (la circulation des messages électroniques)
à un pôle opposé très formel (textes considérés
comme canoniques, bibles figées une fois pour toutes, documents de référence,…).
Ainsi, le statut du document numérique peut être très variable
(de l'informel au formel) avec surtout de nombreuses possibilités de
continuité de pratiques dans la manipulation de documents de statuts
différents.
Bien sûr le document numérique ne connaît pas de frontières
et rend plus ouvert que jamais le marché mondial des idées et
des expériences. Cela pose donc, plus que pour le traditionnel document
papier, la question des langues utilisées pour exprimer ses idées.
2-8.
Une nouvelle combinatoire des pratiques info-documentaires
Le document numérique multimédia circulant oblige à revoir
certains schémas et à trouver de nouveaux équilibres (ou
de nouvelles combinaisons) entre :
Dans le
champ de l'I&D, la documentation est désormais directement gérée
sur leurs postes de travail par des acteurs de plus en plus autonomes. Les services
centraux de documentation interviennent alors de plus en plus en accompagnement
des pratiques de leurs clients ou usagers, élaborent des produits "amont"
génériques ou au contraire développent des services très
personnalisés en mode "one-to-one".
Aux réponses précises à des demandes ponctuelles données,
viennent désormais s'ajouter des exploitations statistiques et/ou linguistiques
de grands corpus ou gisements documentaires (bibliométrie, datamining,
…). Réponses à des questions à l'instant t, oui,
mais aussi possibilité de capitaliser l'information utile (évoquons
ici l'archivage des messages échangés sur des listes de diffusion
électroniques professionnelles).
Et plus largement :
2-9.
Document vivant ou document animé ?
Le document, par essence, est un objet “mort né”, mort dès
lors qu’il est produit. Le document est une trace instantanée,
figée d’une observation, d’une information. Il est donc abusif
de parler de document vivant au même titre qu’il serait abusif de
dire d’un film qu’il est vivant sous prétexte qu’il
est “animé”.
Parlons donc plutôt de document animé, de document entretenu, de
document en constante régénération.
Qu’entend-on en fait par document vivant ?
Un document vivant (document animé) est un processus de permanente substitution
de documents instantanés figés (arrêts sur image) qui permet
de donner accès à l’instant t à la dernière
version documentaire. Mais ce document vivant n’existe pas en tant que
tel : on est toujours en face de la dernière version installée.
Ce qui est vivant, c’est le processus d’entretien. Dès lors
les questions qui se posent sont de savoir :
Un document
vivant (animé) est aussi un document sur lequel interviennent ou peuvent
intervenir divers acteurs (dimension collective). On est alors amené
à parler de versions d’enrichissement en fonction des apports fournis
par tel ou tel contributeur. A nouveau, on perçoit bien que ce document
vivant n’est que la succession d’états documentaires instantanés,
avec toutefois le recours à plusieurs plumes pour établir ce “film
documentaire”.
Il est évident que le document numérique, plus que le document
traditionnel, peut se présenter sous forme de document vivant (animé).
La facilité avec laquelle il est produit et diffusé et son caractère
ouvert, universel, lui confère une qualité cinématique
documentaire (dynamique documentaire)..
3 – Document fixe ou animé
- mémoire morte ou vive
Le document numérique se généralise et impose sa logique,
celle de l’efficacité, de l’immédiateté, de
l’interactivité. Il induit de nouveaux comportements mais génère
aussi un certain nombre de nouveaux problèmes. Comment va-t-on parvenir
à “maîtriser” le trop-plein numérique ? Et surtout,
comment va-t-on assurer la mise en mémoire de cette masse info-documentaire
en évolution exponentielle ? Faut-il garder trace de tout (ce qui en
théorie faisable mais qui ne manquerait pas d’inquiéter)
ou faut-il accepter la perte définitive d’une grande partie des
flux numériques pour mieux structurer et sauvegarder une vraie mémoire
de la pensée et de l’activité des hommes de la nouvelle
société de l’information ?
3-1.
Le document, matériau indispensable pour la mémoire, mais …
Il est évident que le document est et restera pour longtemps le matériau
privilégié de constitution et de consolidation de la mémoire
(ce dont témoignent à l’évidence les fonds d’archives).
Ce document trace figée de l’information et de l’activité,
est le recours ultime contre la perte de la mémoire vivante. Il passe
les frontières et les ans. Il se laisse oublier un certain temps pour
ré-apparaître plus tard, ailleurs.
Le document, “retrouvé”, se relit et se relie alors à
d’autres documents, d’autres savoirs. Mais souvent son interprétation
(ou l’interprétation de son contenu informationnel) n’est
plus la même que celle qui avait prévalu au moment de la production
initiale du document. Il nécessite alors le regard distancié de
l’historien.
Insistons toutefois d’emblée sur le fait que le stock - même
très vaste - de documents accumulés ne constituent qu’un
fragment de la mémoire. Celle-ci ne saurait se limiter à cette
seule dimension documentaire. La patrimoine documentaire est reflet de quelque
chose mais n’est pas ou n’est plus cette chose au même titre
que le cimetière n’est pas la mémoire vraie de la société.
Il faudrait bien prendre en considération d’autres dimensions de
constitution et de consolidation de la mémoire comme par exemple l’entretien
et la perpétuation des mémoires orales, gestuelles, culturelles
non nécessairement fixées documentairement.
3-2.
Le document entre usage et mémoire
Au moment où il est produit, le document s’inscrit dans une logique
d’usage, d’efficacité opératoire à court terme.
Il s’agit de tracer, sur un support, une observation, celle d’un
fait, d’un objet ou d’une activité. Documenter, c’est
au premier chef se donner le moyen de l’échange-partage de l’information
utile : le document est référentiel pour l’action immédiate,
individuelle ou collective.
Au fil du temps, le document se charge d’une autre valeur, une valeur
de mémoire. Il devient témoignage après n’avoir été
qu’instrument de transfert.
Plusieurs questions vont alors se poser :
Est-il sain alors de concevoir et mettre en œuvre des systèmes documentaires qui visent à satisfaire en même temps des besoins différents d’usage opérationnel d’une part et de mémoire d’autre part ? Ces deux fonctions du document sont-elles conciliables au moment où l’on crée celui-ci ?
3-3.
Le document, mémoire de l’activité ou réverbère
trompeur ?
Si on prend un peu de recul, si on observe le fonctionnement quotidien des hommes
et des organisations, il est aisé de constater que l’information
et la connaissance mobilisée (créée, diffusée, consolidée,
exploitée,…) ne reposent que très partiellement sur un fondement
documentaire. Beaucoup de choses se passent dans l’informel, dans la communication
verbale, dans les pratiques socioculturelles non documentées. C’est
notamment le cas de toutes les pratiques basées sur l’oralité
(téléphone, rencontres, contacts interpersonnels,…).
Notons à cet égard le poids de la communication téléphonique
dans la société, ou encore celui des mails ou des SMS. Comment
cette réalité de la communication entre les hommes d’aujourd’hui
est-elle mise en mémoire, préservée, capitalisée
? Faut-il dès lors se limiter à la seule mémorisation des
artefacts documentaires sous prétexte qu’on peut en maîtriser
plus facilement la production et la diffusion et abandonner toute velléité
de cerner-préserver l’informel et le fugace non-documentaire ?
Tout cela pourrait ressembler à la démarche souvent dénoncée
de la recherche de la clé sous le réverbère. On croît
inconsciemment qu’on trouvera la clé de son problème là
où il y a plus d’intensité d’éclairage pour
observer le terrain. En d’autres termes, ne faut-il pas se méfier
d’effet réverbère trompeur qu’engendre inéluctablement
le document ? Ne faut-il pas penser tout autant la mémoire (comme la
connaissance) hors du champ strictement documentaire ?
3-4.
Le document numérique et la mémoire : vertige et folie
La facilité de production des documents numériques, la multiplication
explosive la malléabilité infinie de ceux-ci, viennent compliquer
le problème. Sous prétexte que l’on peut facilement produire,
diffuser et stocker ce numérique, faut-il alors chercher à tout
conserver au nom de la nécessité de mémoire ?
Paradoxalement, rien n’est plus facile que de tracer, pister le numérique
alors que le document traditionnel peut ne jamais être visible et peut
être préservé de toute intention de regard indiscret. Bill
Gates a parfaitement fait remarqué, il y a un certain nombre d’années,
que jamais on n’avait eu autant de facilité, avec ce document numérique,
pour suivre à la trace toute production info-documentaire (ce dont des
stratèges militaires ou politiques de certains pays rêvent pour
asseoir leur puissance).
Mais pour l’heure et pour beaucoup de personnes ou d’institutions
qui n’ont pas les moyens de Microsoft ou de la CIA, la question principale
reste celle de la maîtrise du trop-plein numérique avec en corollaire
celle de la préservation de la mémoire en environnement numérique.
Et les velléités de dupliquer à l’infini la production
info-documentaire numérique sont fortes.
Mais n’est-on pas en face d’un abîme effrayant, d’un
vertige terrifiant ? Poussé à l’extrême, cette obsession
de la conservation de tout le numérique ne peut conduire qu’à
la folie, celle du clonage numérique du monde: tout dupliquer, tout répliquer
numériquement pour assurer la mémoire et la pérennité
de l’espèce.
Cette obsession de la mémoire numérique est d’autant plus
absurde que ce document numérique est infiniment réplicable, fractal,
zoomable. On n’en finirait pas de trouver de nouvelles informations à
partir du même objet observé en changeant de focale, en transformant
les couleurs du traitement (filtres,…), en combinant ou conjuguant ces
informations avec d’autres.
La mémoire numérique est encore plus difficile à appréhender
que la technologie documentaire numérique (photographie numérique,
mail, site web,…) est désormais maîtrisée par des
couches de population de plus en plus larges, venant d’horizons les plus
variés, impliqués dans des perspectives multiples souvent contradictoires.
Comme faire pour ”absorber“ cette connaissance de mémoire
reflet d’un tel infini ?
3-5.
Vers une philosophie de l’information
Face à ce risque de vertige et de folie, il convient de rester serein,
de comprendre ce que signifie réellement cet infini info-documentaire
nouveau, de bien remettre en place les choses à un niveau conceptuel,
ce qui implique, comme on l’a fait dans cette contribution, de retravailler
ce qui se trouve en arrière-plan des mots information, documentation,
connaissance et mémoire.
Il convient surtout de ne pas se laisser embarquer dans des projets purement
instrumentaux, dans des procédures purement machinales, des dispositions
ou organisations fondées sur la seule logique de l’accumulation
et de la duplication. Ces schémas trop vite admis ne sont qu’illusions
coûteuses et trompeuses. Plus que jamais a-t-on besoin d’une véritable
philosophie de l’information.
Cela doit se traduire sur le terrain par un travail en profondeur avec tous
les acteurs concernés, et plus particulièrement avec les professionnels
de l’information-documentation comme avec les formateurs et avec les chercheurs.
La prochaine tenue à Genève, puis à Tunis, du Sommet Mondial
sur la Société de l’Information sera l’occasion de
faire passer de tels messages raisonnables et d’apporter les correctifs
socio-économiques, socio-culturels et socio-politiques nécessaires
aux dysfonctionnements aujourd’hui observés et dénoncés.
3-6.
Quelles méthodes pour la mémoire du document numérique
animé?
En restant sur la problématique de la préservation de la mémoire,
on doit aujourd’hui s’interroger sur les méthodes à
adopter pour faire face à l’émergence du fait numérique
dans toutes les dimensions de la production info-documentaire.
Une première considération importante : il est plus que jamais
nécessaire de redéfinir et de redonner tout son sens à
la pratique archivistique en s’efforçant de l‘amener à
prendre en compte de façon très volontariste le nouvel environnement
numérique. Mais il lui faudra repenser ses approches, ses règles
car le contexte est fondamentalement différent.
Face à l’infini numérique, face à la dynamique explosive
du document vivant-animé, il faudrait sûrement considérer
de nouveaux protocoles pour la préservation de la mémoire. Evoquons
seulement ici quelques hypothèses de travail :
Par ailleurs,
il est essentiel que l’on considère l’oubli comme une vertu
de structuration-consolidation de la mémoire. La mémoire ne sera
jamais l’identique de ce qui s’est passé ou dit, elle ne
peut pas être le clone du réel vécu. Alors ne tombons pas
dans l’illusion ou la folie de la conservation forcée de toutes
choses. Sinon, pourquoi ne pas conserver la trace de toutes les feuilles que
les arbres ont pu avoir avec le risque qu’un jour quelqu’un trouvera
la molécule qui permet aux arbres de ne plus perdre leurs feuilles.
Le danger de fossilisation n’est pas à écarter quand on
veut intervenir trop prématurément et trop systématiquement
dans la préservation de la mémoire. Le même risque de fossilisation
existe à propos de la gestion de connaissance (Knowledge Management)
dont les mécanismes trop bien huilées peuvent renforcer les mécanismes
de réplication-reproduction-conservation au détriment de la pensée
innovante, décalée et déstabilisante (souvent fondée
sur la règle de la sérendipité ou de la découverte
par hasard).
Il est donc important que les pratiques de mémorisation sachent rester
sages, discrètes, à leur juste place.
3-7.
Quel rôle pour les documentalistes ?
Le rôle du documentaliste reste fondamentalement centré sur la
facilitation du partage, sur la mise à disposition de l’information
utiles en réponse à des besoins variés, et cela dans la
perspective de l’action à court et moyen terme. Le documentaliste
doit fluidifier la circulation. Il doit décloisonner, déstructurer,
déstabiliser. Il doit jongler avec l’ensemble des moyens info-documentaires
pour arriver à cette fin.
Dans cette perspective, le professionnel de l’information-documentation-connaissance
(IDC) peut-il, doit-il se charger de la mission et du besoin de mémoire.
Et si oui, jusqu’où peut-il ou doit-il le faire. La réponse
n’est pas évidente et mérite débat.
Dans certaines situations, le documentaliste peut assumer tout ou partie de
cette mission et dans ce cas sa démarche doit s’articuler avec
celle de l’archiviste.
Dans d’autres circonstances, il est préférable qu’il
ne s’occupe que de l’horizon du court terme, quitte à renvoyer
à un autre niveau, vers d’autres acteurs, la question de la préservation
de mémoire.
En tout état de cause, le professionnel de l’information-documentation-connaissance
n’est pas historien, même s’il est parfois amené à
exploiter des sources info-documentaires chargées de mémoire …
mais là c’est une autre histoire…
L’électronique revendique la succession de l’argentique
Michel Alberganti
Supplément au “Monde” du jeudi 19 juin 2003 – N°
18162 (Photo – Le boom du numérique)
La photographie
vit une révolution sans précédent depuis son invention,
il y a près de deux siècles. L'électronique gagne du terrain
chaque année. En 1995, un appareil équipé d'un capteur
de 300 000 pixels coûtait 6 000 francs. Cette année, les modèles
vendus à un prix comparable disposent de 5 millions de pixels. Surtout,
le milieu de gamme doté de 3 millions de pixels ne revient qu'à
300 euros. Ce niveau de performance permet largement d'obtenir des impressions
en format 10 x 15 cm de qualité identique au tirage de négatifs
24 x 36.
Ainsi, lentement mais sûrement, le numérique grignote l'argentique
sur son terrain privilégié, celui du piqué des images.
Et il tire son succès de tous les avantages qu'offre l'électronique:
absence de pellicule, visualisation immédiate des images et suppression
des ratés, recadrage et retouche sur ordinateur, stockage informatique,
transmission par Internet... Face à de tels arguments, les atouts de
l'argentique se réduisent comme peau de chagrin, Il lui reste les deux
extrémités du spectre des usages; les tirages très grands
formats et l'extrême simplicité des appareils jetables.
Les plus technophiles voient déjà la pellicule couleur subir le
même sort que son homologue noir et blanc en devenant une coquetterie
d'amateurs aussi fidèles que nostalgiques. Mais on trouvera encore longtemps
des irréductibles qui ne pourront se passer de l'inimitable profondeur
des couleurs ou de l'incomparable velouté des gris élaborés
par la mystérieuse alchimie des pellicules. Ces dernières subiront-elles
le sort des disques vinyle face aux disques compacts? Difficile à dire
aujourd'hui tant l'industrie du 24 x 36 reste largement implantée dans
le monde entier. L'argentique deviendra-t-il la photo du pauvre? Avec le numérique,
l'image cessera-t-elle d'assumer ses fonctions de mémoire au profit d'une
consommation éphémère? Quelles pratiques engendrera l'échange
par téléphone de minuscules vignettes souvenirs auxquelles on
ne jette qu'un coup d'oeil avant de les effacer ? Que deviendront ces albums
pêle-mêle que sont les millions de cartons à chaussures encombrant
les caves et greniers? Les futures générations iront-elles fouiller
avec le même vertige dans les disques durs de leurs ancêtres?
Comme tous les bouleversements profonds, le numérique transformera les
traditions photographiques. Mais il ne remplacera pas le coup d'oeil, maître
de l'instant dérobé au temps qui passe.
Y a-t-il encore place pour de grandes maisons de disques?
Kevin Kleinmann
Classica, juin 2003, p. 18
Tout ce que nous voyons du monde extérieur - économique, social,
politique - se retrouve dans le business de la musique. Or cet environnement
est totalement remis en question, particulièrement depuis dix ans. Comment
en sommes-nous arrivés là? Dans le domaine de la musique classique,
la réponse est plus simple qu'il n'y paraît. Les premiers changements
profonds sont toujours d'ordre technologique; même du temps de Beethoven,
avec le passage du pianoforte au piano, ou plus tard avec l'apparition du 78
tours...
Jusqu'à une date récente, la technologie suivait l'imaginaire
des consommateurs: il y a plusieurs décennies entre le microsillon et
l'apparition du CD, assez pour apprécier le 33 tours mais aussi en voir
les limites et imaginer autre chose - qui a été concrétisé
avec l'apparition du CD. Après cela, les inventions sont allées
trop vite pour que le consommateur puisse les suivre. Résultat? De nombreux
échecs industriels et un lien brisé avec le consommateur qui se
sent dépassé. A partir de là, l'invention a précédé
le rêve.
Autre nouveauté: au début des années 1990, certaines entreprises,
comme Polygram – pour laquelle je travaillais à l'époque
– sont devenues des sociétés cotées en Bourse. La
manière de travailler s'en est trouvée bouleversée. Une
société cotée rend des comptes chaque trimestre à
ses actionnaires, ce qui oblige à des résultats très rapides,
créant ainsi de nouveaux cycles, plus rapides. La pop music répond
bien à ces nouveaux critères, car la durée de vie d'un
disque y est, elle aussi, rapide. La musique classique possède intrinsèquement
un rythme lent - qu'il est impossible de changer car l'organisation organique
du milieu ne le permet pas.
…
Je n'ai rien contre le « cross-over » dans le style du Quatuor Bond,
mais le danger est que ce répertoire soit confondu avec la musique classique.
Or la musique classique est celle qui passe de génération en génération.
Bond n'est pas de la musique classique. Afin d'atteindre des résultats
immédiats, les départements «classique » des majors
ont copié les méthodes de la variété. A force, on
a fini par confondre Brendel et Bond, en attendant les mêmes résultats
commerciaux des deux! Terrible confusion. Effarante méprise! C'est à
cause de ce cercle vicieux que les majors ont fini par plus ou moins abandonner
la musique classique.
Reste à savoir où nous allons.
Une fois de plus, la technologie va indiquer la voie à suivre. Internet
est à l'origine d'une révolution sans précédent
dans la pop music. Les chiffres de 2002 montrent une chute du marché
de plus de 10 % aux Etats-Unis: les jeunes ont pris l'habitude d'obtenir gratuitement
la musique sur Internet grâce à des initiatives comme celle de
feu Napster - Napster, faut-il le rappeler, créé par un étudiant,
a fait trembler une industrie que l'on croyait autrement solide. C'est pour
moi le signe d'une grande décadence, et ce ne sont pas les efforts désespérés
d'imposer des garde-fous qui changeront quoi que ce soit, bien au contraire.
La technologie aura toujours une longueur d'avance sur le droit. Nous retournerons
en quelque sorte là où tout a commencé.
…
Avec la disparition progressive des maisons de disques et des disquaires (qui
bientôt ne seront plus que des bornes de téléchargement),
les artistes vont se tourner vers des sponsors: ainsi Microsoft peut devenir
le Médicis d'aujourd'hui. L'image du musicien pourra alors être
liée à celle d'un produit, d'une marque, et les enregistrements
seront disponibles sur le site Internet de cette marque. Il n'y a pas à
mon sens d'autre solution et lorsque l'on voit une entreprise comme Apple vouloir
racheter Universal, on se dit que le futur est déjà là.
Kevin Kleinmann, franco-américain, travaille depuis vingt-cinq ans dans
l'industrie du disque classique. II a fondé le label Finlandia, a occupé
des postes importants chez Sony Classical (CBS) et Polygram Classique (France,
DG, Philips). Grand voyageur, il est aujourd'hui conseil indépendant
et professeur à la Sorbonne.