ENJEUX ET CONCEPTS CLES DE LA GESTION DES CONNAISSANCES

Le rôle des documentalistes

dans la construction et la consolidation des savoirs collectifs

 

JM 347

 
Publications Jean MICHEL
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Intervention d'ouverture des Rencontres Documentation-Recherche 2004

Nancy, 15 juin 2004

 

PLAN

1 - Les enjeux de la gestion des connaissances

1-1. La gestion des connaissances : effet de mode ou préoccupation permanente des hommes ?

1-2. Comment définir et cerner le Knowledge Management ?

1-2-1. De nombreuses définitions…

1-2-2. … mais des traits communs récurrents

1-2-3. Une multiplicité de perspectives et de chapelles

1-2-4. La gestion des connaissances : une préoccupation permanente

1-3. La montée de la gestion des connaissances : signe d’un certain malaise

1-3-1. Des échecs dans la gestion de l’information

1-3-2. Des impasses dans les pratiques documentaires classiques

2 - Les concepts-clés

2-1. Quelques éléments de définitions

2-1-1. Les définitions proposées par le CIGREF

2-1-2. Le triplet IDC «Information-Documentation-Connaissance »

L’information

Le document

La connaissance

2-2. Les multiples dimensions de la gestion des connaissances

2-2-1. Les quatre dimensions socio-temporelles de la gestion des connaissances

2-2-2. Les espaces de déploiement de la gestion des connaissances

2-2-3. Les différentes composantes de la gestion des connaissances

2-3. La gestion des connaissances : une démarche complexe à organiser

3 - La gestion des connaissances, en pratique

3-1. Pour réussir

3-1-1. Des dispositifs à mettre en place

3-1-2. Des ingrédients pour réussir une démarche de gestion des connaissances

3-1-3. Les questions à se poser

3-2. Ce qu’il faut éviter

3-2-1. Les échecs et les difficultés

3-2-2. Les illusions à éviter

3-2-3. Les freins ou blocages

3-3. Les positionnements professionnels dans le triangle IDC

3-3-1. Dix possibilités de positionnement IDC

3-3-2. Les documentalistes et la gestion des connaissances

3-3-3. Les axes d’intervention dans le milieu de la recherche

 

 

Intervenant dans une institution très ancienne créée en 1747, l’Ecole des Ponts et Chaussées et ayant eu en charge la documentation de cet établissement, j’ai pu abondamment me rendre compte de ce que signifiait pour une communauté scientifique et technique la gestion collective de son information, de sa documentation et de sa connaissance. A la lumière des pratiques des ingénieurs des XVIIIème et XIXème siècles (comme aussi des périodes plus récentes), on constate aisément combien les communautés scientifiques et techniciennes ont besoin de capitaliser et renouveler leurs connaissances. Ce recyclage permanent des savoirs constitue une véritable noria et des dispositifs sont judicieusement mis en place à cette fin par ces communautés de spécialistes.
Actuellement conseiller du Directeur de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j’interviens fréquemment sur les questions liées aux problèmes de transfert de savoir et de savoir-faire. J’interviens également en tant que consultant auprès d’organisations diverses, en particulier de centres de recherche, qui se posent la question de l’évolution de leurs dispositifs info-documentaires et qui se préoccupent bien entendu aussi de gestion de connaissances.
Je présenterai donc quelques pistes pour introduire vos journées professionnelles. Dans un premier temps, nous tenterons de dégager les concepts-clés et quelques pratiques caractéristiques des démarches de gestion des connaissances. Nous examinerons, dans un second temps, le rôle des documentalistes dans la construction et la consolidation des savoirs collectifs. Pour aller plus loin sur le sujet, je vous invite à consulter l’article paru en 2001 dans la revue “Documentaliste” de l’ADBS et traitant de différentes facettes de la gestion des connaissances ou knowledge management.

 

1 - Les enjeux de la gestion des connaissances

1-1. La gestion des connaissances : effet de mode ou préoccupation permanente des hommes ?

La gestion des connaissances n’est pas un phénomène nouveau. C’est un ensemble d’attitudes et de démarches assez anciennes qui trouvent désormais une expression renforcée dans le contexte de la nouvelle société de l’information. Il est important de réfléchir sur ce qui nous amène à mettre plus nettement en évidence aujourd’hui cette notion de gestion des connaissances, beaucoup plus notamment qu’il y a vingt ans.
Plusieurs raisons expliquent la montée de cette thématique. Aujourd’hui, les phénomènes de globalisation et de mondialisation, le nouveau cadre économique européen, les principes de décentralisation, de déconcentration et de subsidiarité changent les référentiels et les périmètres d’action des organisations, des entreprises, des grandes structures… Dans ce cadre, les pratiques des organisations sont perturbées. Il apparaît donc évident qu’il est important pour elles de se repositionner en s’appuyant sur leurs atouts et leurs traditions propres, tout en valorisant leur capital de savoir et de savoir-faire.
Je m’appuierai ici sur l’exemple d’un grand centre de recherche du domaine du bâtiment qui s’est engagé, il y a deux ans, dans une réflexion sur une politique globale de gestion des connaissances. L’une des raisons principales qui a poussé ce centre à s’engager sur cette voie est la compétition désormais vive avec des institutions d’autres pays européens. Pour consolider sa compétitivité, l’établissement doit donc travailler sur la valorisation de ses propres compétences ou expertises.
En outre, les problèmes du turn-over des compétences et les départs à la retraite d’un certain nombre d’experts conduisent à envisager les ressources humaines sous l’angle d’une gestion globale intégrant cette dimension de management de l’expertise. Dans l’exemple précédent, 30 % des cadres du centre, et notamment des experts de haut niveau, ont été renouvelés lors des trois ou quatre dernières années. Or rien n’avait été formellement prévu pour transmettre les connaissances aux successeurs. Le développement et la valorisation des compétences, le capital humain comme source de progrès et la formation continue (et aujourd’hui le e-learning ) sont donc devenus des thématiques très fortes qui poussent à regarder de plus près la question de la gestion des connaissances.
Un élément supplémentaire doit être pris en compte : l’arrivée des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) et l’explosion de leurs usages créent un nouvel environnement numérique qui engendre un certain brouillage des repères traditionnels. L’accès à Internet et aux sources numériques fait effectivement exploser les dispositifs info-documentaires mis en place au cours des trois décennies passées. Nous possédons désormais une masse importante d’informations et de documents aisément mobilisables mais pas là n’est pas ou n’est plus l’essentiel. L’important aujourd’hui, c’est ce qui situe au-delà de l’information. Il faut désormais trouver ou retrouver le signal dans le bruit et aller à l’essentiel, à savoir la connaissance.
Ces évolutions se traduisent par l’émergence d’un certain nombre de préoccupations dans les institutions ou organisations. Comment repérer l’expertise collective et comment la mobiliser ? Je reprendrai l’exemple de ce centre de recherche du domaine du bâtiment qui, suite au 11 septembre, a été sollicité pour travailler sur les causes de l’effondrement des tours de Manhattan percutées par les avions détournés. On s’est rendu compte que peu d’experts de la maison étaient capables de réfléchir à cette question et de modéliser (mathématiquement, mécaniquement) le déroulement de la catastrophe. Cette observation a conduit à se dire qu’on n’avait sans doute pas assez porté d’attention à la capitalisation et au partage de la connaissance et de l’expertise au sein de l’établissement?
De même, beaucoup d’organismes travaillent aujourd’hui en gestion de projets et ont le sentiment de ne pas avoir assez capitalisé leur savoir et savoir-faire autour des projets réalisés. Ainsi émergent de nouvelles préoccupations dans les entreprises ou organisations : repérer l’expertise collective ; la mobiliser ; agir stratégiquement sur la base de ce savoir collectif ; éviter la disparition du savoir-faire des experts « maison » à leur départ ; mutualiser et dynamiser les savoirs et les compétences internes ; mieux exploiter l’expérience acquise lors des projets passés ; agir efficacement au quotidien en capitalisant les bonnes pratiques et valoriser les divers travaux et productions de terrain. Toutes ces préoccupations conduisent les entreprises à améliorer la gestion de leurs connaissances.

1-2. Comment définir et cerner le knowledge management ?

1-2-1. De nombreuses définitions…
Selon Eunika Mercier-Laurent, le knowledge management s’entend comme « un système d’initiatives, méthodes et outils destinés à créer un flux optimal de connaissances pour le succès de l’entreprise et de ses clients ».
Le Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises (CIGREF), qui a produit et publié récemment un ouvrage sur le knowledge management, le définit comme « un ensemble de modes d’organisation et de technologies visant à créer, collecter, organiser, stocker, diffuser, utiliser et transférer la connaissance dans l’entreprise ». Selon ce même organisme, la connaissance est matérialisée par des documents, le capital intellectuel et les expériences des collaborateurs ou des experts d’un domaine.
En français, doit-on traduire knowledge management par gestion ou management de la ou des connaissances ? Question épineuse sans réponse satisfaisante. De fait il existe plusieurs approches intéressantes du KM se parant d’appellations les plus variées. Ainsi identifie-t-on autour de cette thématique, les concepts et vocables de capitalisation des connaissances, de mémoire de l’entreprise, de gestion des retours d’expérience et de l’immatériel, d’entreprise ou « organisation apprenante ».

1-2-2. … mais des traits communs récurrents
Au regard de toutes les expériences qui tournent autour de la gestion des connaissances, plusieurs traits communs récurrents peuvent être identifiés.
Le premier de ces traits est l’affichage délibéré d’une démarche managériale et/ou gestionnaire. Pour parvenir à capitaliser les connaissances, il est nécessaire de s’organiser, et de mettre en place une politique, des dispositifs et des mesures.
La finalité constitue un deuxième trait commun. La finalité d’une entreprise privée et productrice est de faire mieux que la concurrence et de réussir ses projets en étant capable de capitaliser sur les projets antérieurs. Dans le secteur public, il s’agit plutôt de rendre un meilleur service au citoyen, d’améliorer le Service Public en général ou, par exemple dans le cadre de la recherche publique, d’aider les chercheurs. Dans tous les cas on perçoit bien une visée ou finalité.
Ces démarches de gestion des connaissances nécessitent, troisièmement, une approche collective. En fait, la difficulté est de savoir comment passer de l’individu gestionnaire de son propre savoir à la mobilisation collective des savoirs individuels puis, de la somme de ces petites capitalisations individuelles, à une véritable démarche de capitalisation collective.
La dimension temporelle est un quatrième élément commun à toutes les pratiques de KM. Il s’agit ici de passer d’un activisme à court terme à une construction réfléchie et pérenne, exploitant les réussites et les échecs du passé. Nous sommes dans une logique de projection vers l’avenir.
Enfin, les connaissances des hommes de l’entreprise, leurs savoirs, leurs pratiques et leurs expériences constituent la ressource capitale à mobiliser et cela reste la clé du succès des meilleures pratiques de gestion des connaissances.

1-2-3. Une multiplicité de perspectives et de chapelles
Les spécialistes de la technologie, les informaticiens et autres « techno-spécialistes » constituent la première de ces chapelles. Ils sont particulièrement tournés vers le traitement avancé de la gestion de l’information, et plus précisément vers l’extraction automatique de sens à partir d’outils intelligents. Ces outils, usant de méthodes probabilistes, vont permettre de créer des liens et d’extraire du sens de la masse de données qui circulent. Les infrastructures qui partagent l’information en réseaux, par intranet, groupware, plates-formes et communautés d’intérêts sont aussi confrontées à la difficulté d’extraire du sens. Mais la gestion des connaissances n’est pas réductible à cette seule dimension technologique et ne doit pas être abordée sous ce seul angle. Elle doit avant tout s’intéresser aux hommes et à la connaissance qu’ils véhiculent.
Les cogniticiens s’intéressent également à la gestion des connaissances, à l’élaboration de la connaissance et aux liens avec l’intelligence artificielle.
Les professionnels de l’information-documentation n’ont pas attendu la mode du knowledge management pour assurer la gestion collective des connaissances. Des collègues documentalistes d’établissements de formation d’enseignement supérieur (Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie, Ecole du Génie Rural, Ecole des Ponts et Chaussées, Ecole Centrale, Ecole des Mines,…) ont travaillé, très tôt dès les années 75, sur la gestion et valorisation des rapports d’études et des mémoires d’étudiants ou autres thèses de doctorats. Il s’agit donc bien là d’une logique de gestion des connaissances s’appuyant clairement sur des approches documentaires classiques.
Les spécialistes des contenus comme les communautés de médecins, de juristes ou d’ingénieurs se préoccupent aussi de gestion des connaissances. Le Conseil National des Ingénieurs et Scientifiques de France, par exemple, a créé des groupes de travail qui réfléchissent à la notion de gestion des connaissances dans les communautés d’ingénieurs.
De même, les méthodologues qui s’intéressent à la qualité, à la conception, à la gestion de projets et au problem solving intègrent désormais ces démarches de gestion des connaissances dans leurs méthodologies.
Au sein des directions d’entreprise, les managers, les stratèges, tous ceux qui assurent la compétitivité durable de l’entreprise sont également concernés et suivent la mode KM.
Enfin, les formateurs et les responsables des Ressources Humaines sont eux aussi confrontés aux nouvelles approches de gestion des connaissances. Des expériences menées notamment dans le milieu de la recherche ont mis en évidence le lien qui existe entre les ressources humaines et la gestion des connaissances. En outre, le problème de la gestion des connaissances fait aussi ressortir celui de la gestion des compétences.

1-2-4. La gestion des connaissances : une préoccupation permanente
Dès l’Antiquité, Socrate, Pythagore et Thalès avaient déjà traité de la question des connaissances, de leur développement et de leur partage.
Plus tard, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a pu constitué une démarche originale et réussie de gestion collective des savoirs et savoir-faire au niveau d’un pays à un moment donné.
Aux XVIIIème et XIXème siècles, les revues scientifiques se développent dans un souci collectif de gestion et de partage des connaissances. Elles ont permis de transformer, grâce à l’édition, l’information pure en connaissance structurée et modélisée.
Dès l’invention de la lithographie vers 1790-1795, certains ingénieurs de l’Ecole des Ponts et Chaussées ont compris combien cet outil allait les aider à capitaliser un certain nombre d’informations. Grâce à ce système, tous les savoirs et savoir-faire des ingénieurs de terrain ont été capitalisés. Les ingénieurs de terrain devaient envoyer des notes et dessins sur leurs réalisations à Paris, où avait été installée une presse à lithographier. Celle-ci a permis de publier à moindre coût et de diffuser leurs connaissances à l’ensemble de la communauté. Le transfert des savoirs s’est donc accéléré dans les années 1820-1830. Aujourd’hui encore, les remarquables collections lithographiques de Brisson témoignent de l’état de l’art des ingénieurs de cette époque. Un résultat similaire a été atteint avec la réalisation et la diffusion à la même époque des premiers cours polycopiés de Navier sur la résistance des matériaux.
Au XIXème siècle aux Ecoles des Ponts et des Mines, on s’efforce d’enregistrer et conserver les rapports de mission des jeunes ingénieurs, envoyés à l’étranger récolter des informations et des connaissances utiles. Ces collections, actuellement conservées dans les bibliothèques de ces établissements, ont incité les responsables de ces structures à réfléchir sur la façon d’exploiter cette richesse documentaire et surtout d’en poursuivre le développement.
Maintes techniques et démarches ont permis, dans l’Histoire, de gérer les connaissances des spécialistes : compagnonnage ; tutorat ; cahiers de laboratoires ; séminaires de recherche ; associations professionnelles ; sociétés savantes et publications scientifiques.
Les normes constituent de même une sorte de capitalisation collective des connaissances orientées vers l’action et témoignent de l’état de l’art (savoir-faire) de communautés données. Le mécanisme de normalisation permet en effet de rassembler les compétences de diverses parties prenantes. La gestion des connaissances ne doit pas se faire sans tenir compte de l’existence de tels mécanismes.
Il en est de même pour les brevets et pour l’ensemble de la propriété industrielle qui relèvent de la gestion des connaissances, les brevets étant des outils de diffusion contrôlée des savoir-faire innovants.
Dans les années 30, en Union Soviétique, Altshuller a développé une démarche innovante, la méthode TRIZ, qui consiste à exploiter des centaines de milliers de brevets à partir desquels un ensemble de lois génériques sur l’invention et sur l’innovation peut être déduit. Ceci permet notamment, face à une situation donnée, de pouvoir faire appel à un modèle issu de tous les brevets capitalisés.
Pour finir, n’oublions pas non plus tout ce dont regorgent nos archives, nos bibliothèques et nos services de documentation.

1-3. La montée de la gestion des connaissances : signe d’un certain malaise

1-3-1. Des échecs dans la gestion de l’information
En matière de gestion de l’information, les approches technologiques top-down se révèlent souvent peu efficaces. Car, si les plates-formes informationnelles, les Intranets et les sites Internet plus ou moins bien alimentés rassemblent une gigantesque masse d’informations, ce ne sont, la plupart du temps, que des « usines à gaz informationnelles ».
Les démarches informationnelles strictement accumulatrices ont certes permis de stocker des milliards d’informations et de documents. Mais là encore, comment « retrouver le signal dans le bruit » et comment percevoir la connaissance vraie et utile dans ces « mouroirs informationnels » ?
L’incapacité à extraire collectivement du sens, à produire et partager de la synthèse et à trouver l’essentiel au sein d’un mouvement « brownien » informationnel peut conduire à un échec en matière de gestion des connaissances.

1-3-2. Des impasses dans les pratiques documentaires classiques
Jusqu’à une date récente, nos dispositifs documentaires n’étaient pas véritablement impliqués dans la gestion des connaissances. Trop occupés par leur travail quotidien et surtout par l’alimentation des bases de données, les documentalistes ont peut-être été pris au dépourvu par cette nouvelle démarche. Mais la situation est cependant en train de changer.
En outre, le modèle classique de base de données des années 70-90 a été remis en cause par le principe même de gestion des connaissances comme par la révolution numérique.
La notion même de « centre » de documentation pose problème dans ce nouveau contexte. Force est de constater que la connaissance se développe aussi aujourd’hui dans des liaisons de proximité, dans des interstices, à l’interface aussi des disciplines. Il est donc intéressant de se demander si nos structures documentaires sont compatibles avec une logique de gestion des connaissances qui ne serait pas centralisée.
Il résulte de cette situation un besoin urgent de clarifier les choses. Qu’est ce que la connaissance ? Comment la définir par rapport à l’information et à la documentation ? Doit-on privilégier les informations externes ou les connaissances internes ? Préférer le papier traditionnel ou la fluidité de l’immatériel ? En somme, en matière de gestion de l’information, nous nous noyons aujourd’jui dans « l’infobazar » et le KM apparaît vite à certains comme la solution miracle.

 

 

2 - Les concepts-clés

2-1. Quelques éléments de définitions

2-1-1. Les définitions proposées par le CIGREF
Une donnée est un « élément fondamental et objectif, qualificatif ou quantitatif, servant de base à un raisonnement ou à la réalisation de traitements ».
Une information correspond à « l’ensemble de données non structurées, organisées pour donner forme à un message, résultant d’un contexte donné et donc parfaitement subjectif ». L’information est forcément subjective (il est intéressant de noter le fait que le CIGREF, organisation regroupant des DSI – Directeurs de Systèmes d’Information – de grandes entreprises françaises pointent cette caractéristique).
La connaissance est formée par les « nouvelles informations acquises par un traitement intelligent, par l’étude ou par la pratique ».
La définition de « compétences » nous éloigne un peu de notre sujet, mais nous pouvons la rappeler. C’est « l’ensemble de connaissances approfondies, d’expériences, de capacité d’action reconnue dans un domaine ».
Le savoir est « l’ensemble des connaissances acquises par l’apprentissage ou l’expérience ».

2-1-2. Le triplet IDC «Information-Documentation-Connaissance »
Je prendrai maintenant un peu de distance par rapport aux définitions précédentes et considèrerai pour cela le triplet IDC « Information-Documentation-Connaissance » .

L’information
L’information est d’abord et avant tout un regard porté par un observateur sur le monde. Ainsi le chercheur fait des découvertes grâce à ses observations. L’information n’existe que dans la mesure où existe au sujet qui observe et qui témoigne de son observation. Elle n’est donc pas objective mais forcément subjective. J’insiste (comme le CIGREF) sur ce fait. Même dans les domaines les plus avancés de la science, les chercheurs restent conditionnés dans le regard qu’ils portent sur le monde par leurs outils et modèles d’observation. Ils n’ont pas de certitude absolue et tout au plus s’accorde-t-on à un moment donnée sur des consensus collectivement acceptables.
Cette information n’a de valeur qu’à partir du moment où elle est échangée. Ainsi un chercheur qui a fait une observation, mais refuse de partager le fruit de sa découverte, n’apporte rien à la société et au développement de celle-ci. Le point essentiel c’est surtout le fait que l’information permet de bénéficier d’une subjectivité différente, celle de l’autre. Elle permet de changer de positionnement, de changer son regard. C’est là toute la puissance du concept de l’altérité à la base du principe informationnel.
L’information ne représente une source de progrès que lorsqu’elle s’échange. Vouloir la garder pour soi est absurde. C’est cette dynamique de partage qui caractérise l’information et que l’on rencontre dans les communautés de partage ou dans les forums.
L’un des rôle des documentalistes aujourd’hui est donc de favoriser cette dynamique et de fluidifier l’information qui a tendance à rester cloisonnée, coincée dans les têtes, dans les chapelles ou les disciplines.
Mais pour pouvoir être échangée cette information nécessite de passer par une matérialité : le document.

Le document
Les hommes ont besoin de matérialité pour transmettre leurs informations. Le document est donc une stricte nécessité. C’est aussi une objectivité et une contingence. Ce peut être une gravure sur une pierre tombale, un site web dont les pages restent sur un serveur ou les ouvrages d’une librairie ou bibliothèque, un article en ligne accessible à une adresse (URL) bien précise.
Le document est donc la trace nécessaire mais figée de l’information qu’il contient et dont le coût doit être géré.
Le document est enfin une production économique et humaine qui doit être maîtrisée. La prestation du documentaliste consiste donc non seulement à faciliter la mise à disposition de l’information par le biais de documents, mais aussi à réaliser celle-ci dans la meilleure économie possible. Le professionnel est formé pour être efficace dans ces domaines.

La connaissance
La connaissance doit s’entendre plutôt comme une prise de recul personnelle ou collective par rapport à l’information. Ce sont les modèles que nous nous constituons pour comprendre le monde et agir.
La connaissance est une « infrastructure cognitive » en développement. Les signaux reçus nous interpellent et font évoluer nos modèles mentaux qui nous permettent de comprendre le monde. Ces lois, plus ou moins simples, permettent d’agir plus efficacement (… “en connaissance de cause”).
La connaissance est aussi une construction permanente et non une simple accumulation d’informations. Je déclare ici clairement en faveur d’approches constructivistes en matière de développement et gestion des connaissances. Les individus reconstruisent en permanence leurs modèles cognitifs comme ils reconstruisent leur corps par régénération cellulaire. Il est important que la connaissance s’inscrive dans cette logique de construction (qui suppose aussi déconstruction et reconstruction). La solution qui vise à vouloir tout engranger dans une machine se positionne à l’opposé de la démarche constructiviste de gestion de connaissance.
Les professionnels de l’Information peuvent donc se situer dans trois zones d’intervention. S’ils se focalisent sur l’information, le sens et le contenu, ils se trouvent dans une logique d’écoute, de communication et de partage. S’ils se polarisent au contraire sur la dimension gestionnaire du document, du support ou du contenant, leurs objectifs sont l’efficacité, la bonne gestion et la pérennité des connaissances tracées. S’ils ont un goût prononcé pour la formation et la structuration, ils s’orientent alors vers une logique de connaissance, de savoir et de développement. Ces trois pôles sont bien entendu liés comme nous le verrons plus loin.
Nonaka est la référence en matière de gestion des connaissances et de KM. Sa matrice bien connue définit les connaissances selon deux dimensions : les connaissances explicites et tacites d’une part, que l’on peut croiser avec les dimensions individuelles et collectives d’autre part (cf. le tableau ci-dessous). L’une des préoccupations de la gestion des cconnaissances est de faire en sorte que le « tacite » devienne le plus explicite possible car il permettra alors la transmission.

2-2. Les multiples dimensions de la gestion des connaissances

2-2-1. Les quatre dimensions socio-temporelles de la gestion des connaissances
La gestion des connaissances doit d’abord conduire à exploiter au mieux le savoir d’hier en récupérant les traces du passé, les archives, l’histoire technique, la documentation et la recherche.
Ensuite, il est fondamental de capitaliser collectivement dans et pour le temps présent par le « partage-communication » et la synergie des connaissances. Deux questions se posent alors : Comment les équipes partagent-elles leur savoir à un moment donné ? Comment faire en sorte qu’une communauté soit apprenante à un moment déterminé?
La troisième préoccupation du professionnel de l’IDC doit être de transmettre le savoir d’aujourd’hui aux acteurs de demain, de faire en sorte qu’il y ait une continuité du geste, des procédures et du service, d’une génération à une autre.
Enfin, il est utile de préserver les acquis pour mener à bien des actions à plus long terme. Cette dimension beaucoup plus culturelle cherche à préserver la mémoire à long terme des connaissances. Les éléments ainsi mémorisés serviront alors à piloter, anticiper, former ou innover.
Ce thème pourrait aussi être décliné en termes de nature de mémoires : mémoire individuelle, mémoire métier, mémoire société, mémoire de projet, mémoire documentaire…

2-2-2. Les espaces de déploiement de la gestion des connaissances
La gestion des connaissances peut d’abord concerner l’entité de proximité, le petit noyau de travail, l’équipe, le service ou la division.
Elle peut aussi concerner un réseau de semblables, comme celui des secrétaires et assistantes techniques de différents organismes du CNRS qui travaillent en réseau et ont aussi une démarche de capitalisation.
Les réseaux d’experts, qui peuvent créer des collèges invisibles et des « collecticiels d’expertise », forment un troisième niveau.
Pour ceux qui rejoignent une institution (nouveaux embauchés), la gestion des connaissances se déploie du côté des moyens de transmission de l’information utile et se traduit notamment par la mise en place en place de procédures de passage de témoin, par le compagnonnage ou le tutorat.
Lors du passage des informations d’un service à un autre ou d’une discipline vers une autre, la gestion des connaissances joue un rôle fondamental. Cette transversalité et cette synergie des savoirs apparaissent souvent comme le point le plus difficile des démarches de KM. En effet, lorsque la gestion des connaissances se limite à un cadre bien défini, aux experts d’une discipline par exemple, ceux-ci n’ont à la limite pas besoin de soutien particulier pour s’échanger leurs informations et connaissances. La tâche est plus ardue dans le cas d’une gestion transversale ou transdisciplinaire des connaissances.
Au niveau des instances décisionnelles, la gestion des connaissances consiste à veiller sur les savoirs et sur les décisions stratégiques de l’entreprise.
La transmission de l’information vers le personnel de l’organisation peut se faire au travers de démarches de vulgarisation ou par la culture d’entreprise.
La gestion des connaissances peut aussi s’étendre aux proches de l’organisation ou de l’entreprise. Par exemple, l’entreprise peut proposer à ses clients ou à ses partenaires de s’associer dans le cadre d’un projet de gestion de connaissances.
A un plus large niveau enfin, les informations devront être vulgarisées pour toucher le grand public, les citoyens, les apprenants…

2-2-3. Les différentes composantes de la gestion des connaissances
La gestion des connaissances regroupe finalement des composantes managériale, organisationnelle, de ressources humaines, technologique, documentaire et de contenus. Une dimension économique pourrait également être ajoutée qu’il ne faudrait pas oublier lorsqu’on s’attaque à de tels chantiers.

2-3. La gestion des connaissances : une démarche complexe à organiser

Selon la théorie de Nonaka et Takeuchi, qui date de 1995, « la connaissance naît d’une interaction entre connaissance explicite et connaissance tacite ». Le processus de conversion de la connaissance implique quatre processus : la socialisation, l’externalisation, la combinaison et l’internalisation. Cette démarche de « création-construction » de connaissances est constructiviste.
Plusieurs processus doivent donc être mis en œuvre pour favoriser cette démarche de gestion de connaissances : un processus de recueil et de collecte des connaissances, un processus de formalisation et de modélisation, un processus de conservation et de capitalisation, un processus de diffusion et de partage des connaissances et un processus de dynamisation et de régulation.

Le processus de collecte des données consiste à recueillir des informations et des règles de connaissance en travaillant notamment sur des retours d’expérience et des rapports d’étonnement. C’est un processus organisé, systématisé et finalisé, qui mobilise différents acteurs et réseaux d’acteurs. Il s’appuie sur des inscriptions écrites ou orales et des consignations documentaires des informations selon des formats préalablement définis ou non.
Le processus de formalisation et de modélisation consiste en un travail de reformulation, d’élaboration de synthèses et de création d’arbres de connaissances. Il s’agit de passer de l’information à la connaissance, de rechercher et d’établir des lois, des règles ou des modèles,
de comprendre les sens cachés. Pour cela, on peut recourir à des médiateurs, des éditeurs ou des facilitateurs qui vont aider à reformuler la règle qui se cache derrière l’information donnée. On peut utiliser aussi des outils plus ou moins automatiques.
Le processus d’engrangement et de capitalisation permet de créer et de tenir à jour des réservoirs d’informations, de documents et de règles de connaissances. Cette démarche qui cherche à pérenniser les informations retravaillées sous forme de connaissances transmissibles doit aussi permettre de pouvoir retrouver aisément ce qui a été stocké. Une réflexion sur les langages de codage, les dictionnaires d’entreprises, les ontologies et les outils de recherche est nécessaire à ce stade.
Le processus de diffusion et de partage mobilise d’une part des services push comme les messageries, les forums et les lettres électroniques et, d’autre part, des services pull comme les réservoirs accessibles, les sites Internet et Intranet et les bases de données en groupware.
Le processus de dynamisation et de régulation de l’ensemble permet de produire du feed-back et d’assurer surtout l’auto-développement pérenne de dispositifs vertueux de gestion de connaissances. J’ai pu constater en divers endroits combien on avait pu dépenser d’argent dans la réalisation de prototypes de gestion des connaissances dont il ne restait plus rien quelques années plus tard. Dans ces situations critiques, le dispositif socioculturel qui permet généralement le développement continu de la démarche ne s’est pas enclenché.

 

 

3 - La gestion des connaissances, en pratique

Plusieurs réalisations pratiques en matière de gestion des connaissances peuvent être évoqués à ce stade : constitution de référentiels métiers et de maintenance ; guides méthodologiques et pédagogiques ; démarches de reporting de projets ; création de formats servant à la description et au suivi des projets ; protocoles formalisés d’expériences ou d’essais.
Peuvent encore être cités : recueils des meilleures pratiques ; fiches REX (fiches de retour d’expérience) et guides de retour d’expérience ; fiches MEREX (comme chez Renault) qui consistent à partir des fiches de retour d’expérience à établir des règles de conception (on se rapproche ici de la logique sous-jacente à la méthode TRIZ) ; états des lieux ; rapports de visites et synthèses techniques.
Les fichiers fournisseurs ou clients, les répertoires d’études de référence, les modes d’emploi, les dossiers de maintenance, les classeurs de procédures, les journaux de bord et les bases de littérature grise sont aussi des réalisations concrètes en matière de gestion des connaissances.
Citons encore les sites Intranet de gestion des connaissances (comme à la RATP, chez Schlumberger, ou à la MSA), les plates-formes de secrétariat collectif virtuel et de suivi de projets, ainsi que les arbres et cartes de connaissance.
Enfin, la gestion des connaissances peut rejoindre en partie la gestion des ressources humaines. Je pense ici au centre de recherche du bâtiment dont la préoccupation était de voir dans quelle mesure cette réflexion sur la gestion des connaissances pouvait avoir un impact sur la dimension ressources humaines. Les réalisations dans ce domaine peuvent donc prendre la forme de fiches de postes orientées gestion des compétences, de matrices de suivi des compétences d’experts, de gestion des compétences sensibles, de procédures d’accueil de nouveaux arrivants comme le tutorat ou le compagnonnage, de formations qualifiantes ou bien encore de dispositifs d’e-learning et de modules de formation.

3-1. Pour réussir

3-1-1. Des dispositifs à mettre en place
Une bonne gestion des connaissances suppose que l’on mette en place plusieurs éléments ou dispositifs tels que : cellules de gestion des connaissances, de veille et de documentation, infrastructure informatique Intranet et réseau et développement du travail collaboratif sous forme de forums et de communautés d’intérêt. Elle doit aussi impliquer des démarches de gestion de projet, des dispositifs d’archivage, des cahiers de protocole, une action de sensibilisation et de formation des personnes et la mise en place de bases de connaissances analysées par des experts.

3-1-2. Des ingrédients pour réussir une démarche de gestion des connaissances
Avant toute chose doit doit se manifester une volonté politique et managériale permettant de définir un axe stratégique de développement.
Ensuite, le champ opératoire doit être clairement délimité car le champ de la gestion des connaissances peut être très étendu. Il est ainsi nécessaire de définir précisément les surfaces ou périmètres de « contenu » à prendre en compte et de bien penser « l’infostructure » ou plan d’urbanisme du dispositif IDC.
Tous les acteurs doivent être mobilisés de façon réelle et efficace. La gestion des connaissances signifie que les hommes qui sont dans l’organisation acceptent de partager leur savoir. Mais sont-ils prêts à le faire alors qu’ils sont déjà sous pression pour réaliser d’autres projets et sont-ils prêts à le faire en dépit des rivalités et conflits internes ?
Un usage résolu mais pertinent et efficace des Technologies de l’Information et de la Communication est aujourd’hui souhaitable. Ces outils sont « facilitants » à condition de ne pas se polariser sur eux comme seule solution à mettre en oeuvre. Il faut donc, en accompagnement, dynamiser les transferts et les constructions de savoir car la technologie ne peut pas remplacer les hommes.
En complément, les langages, les terminologies et les ontologies doivent être travaillés. Dans les organisations, toute la réflexion, qui part du thésaurus pour aller vers les langages de l’entreprise et les ontologies, est fondamentale. En effet, les connaissances passant forcément par des mots et des langages de représentation, il est nécessaire de coder et d’être clair collectivement sur les langages de l’organisation. Il arrive alors que l’on ait à recourir à des modélisations linguistiques ou graphiques.
Une bonne démarche de gestion des connaissances suppose enfin que l’on change la culture, la vision et les valeurs partagées dans l’entreprise. Le sens du partage, le souci du décloisonnement, la culture de l’information, du collectif et de la pérennité doivent être développés. Un tel objectif est peut-être utopique, mais doit être gardé en ligne de mire.

3-1-3. Les questions à se poser
Quels sont les enjeux et les besoins de la gestion des connaissances ? Quel est le contexte ? Quelles sont les spécificités socioculturelles ? Y a-t-il des antécédents ou des expériences passées ? Telles sont les questions à se poser avant de mener une action de gestion des connaissances. Il est désespérant de voir de telles actions entreprises sans s’informer, au préalable, de ce qui a pu être tenté auparavant. Observons d’abord les pratiques vertueuses de l’organisation permettant de collecter et de capitaliser un certain nombre de données intéressantes.
De plus, le périmètre, la carte des connaissances, les acteurs, les partenaires et les perspectives temporelles doivent être pris en compte. Doit-on plutôt gérer les connaissances dans le temps présent, dans l’aspect historique ou dans l’aspect culturel à long terme ?
Il est enfin souhaitable de définir les bénéfices, les effets recherchés et les moyens à mobiliser ; de choisir les outils et une méthode et de définir les responsabilités.

3-2. Ce qu’il faut éviter

3-2-1. Les échecs et les difficultés
Sont souvent voués à l’échec les projets décidés au seul niveau du « top management », sans implication des diverses parties prenantes. Ces projets ne survivent généralement pas plus de deux ans après le passage des consultants et autres marchands de solutions techniques. Ce sont en principe de beaux prototypes, mais auxquels le corps social n’a pas adhéré et qui n’ont donc pas eu de réelles chances de se développer.
Les projets qui ignorent les dispositifs existants (archives, documentations, équipes de normalisation, groupes qualité, propriété industrielle, valorisation,…) connaissent le même sort. Lorsque l’on envisage de faire de la gestion des connaissances dans une entreprise, il est fondamental de prendre en considération ce qui s’est fait auparavant en matière de normalisation et de documentation.
Il en est de même pour les projets Intranet groupware bien conçus, mais non alimentés et sans lendemain parce que les responsabilités ont été mal définies. Leur pérennisation n’est pas assurée.
Des plates-formes de gestion de connaissances réussies peuvent s’avérer inadaptées aux besoins. Ainsi, dans un groupement du secteur informatique, une plate-forme dite de KM réalisée grâce à un outil très avancé ne correspond en rien aux besoins de ceux qui vont l’utiliser. L’absence d’analyse fonctionnelle des besoins conduit en fait à un amoncellement de données sans infostructure, sans utilité donc.
Des modèles excessivement formalisés peuvent être séduisants mais se révéler généralement stériles et coûteux. Le souci de traçabilité et de rationalisation est certes louable, cependant, des approches foisonnantes et « dé-structurantes » s’avèrent parfois nécessaires (la connaissance est aussi basée sur un mécanisme de dé-construction des modèles en place).
En fait, beaucoup de solutions de gestion de connaissances ne sont in fine que de banales bases de données documentaires qui n’ont rien à voir avec un management actif des connaissances s’appuyant sur une vraie logique constructiviste.

3-2-2. Les illusions à éviter
Il faut avant tout éviter le « mythe accumulatoire » et l’obsession de l’exhaustivité et privilégier plutôt une démarche sélective de recherche du sens. Notons à cet égard que les documentalistes ont souvent manifesté le souci de l’exhaustivité. Mais l’information et la connaissance ne sont pas, à mon sens, réducctible à un processus d’accumulation. La connaissance se fonde au contraire au contraire sur un principe de sélection, de différenciation, de distanciation, d’élimination : il faut trouver le « signal dans le bruit ». Les processus accumulatoires vont souvent à l’encontre de la connaissance (lui font obstacle).
Une autre illusion peut être de rêver à une sorte de magasin central de la connaissance tant la notion de centre est forte dans nos esprits, mais celle-ci peut être perverse. La connaissance est, au contraire, répartie et se situe dans des logiques de proximité, d’interstice, de réseau. Il ne faut donc pas vouloir constituer un vaste et unique réservoir central de connaissances en lieu et place d’une dynamisation de réseaux décentralisés.
La communication bavarde et l’illusion du « nomado-cognitif », c’est-à-dire croire que tout peut être trouvé sur le forum (comme sur le forum ADBS-info par exemple), n’ont aucun sens. Une circulation généralisée et accélérée des informations n’est pas une condition suffisante d’une construction pérenne des connaissances.
Il faut enfin rejeter l’idée ou illusion d’un système automatique de prise de décision par le truchement d’une base de connaissances « orientée action » capable en théorie, de définir de façon certaine, les bons choix à faire.

3-2-3. Les freins ou blocages
L’un des blocages importants en matière de gestion des connaissances est la trop faible culture informationnelle des acteurs qui restent, le plus souvent, dans une logique de détention et de rétention de leurs savoirs, au nom de la préservation d’un illusoire pouvoir.
Les approches « top-down » technocratiques, qui visent à contrôler l’information circulant au sein des entreprises, ne sont pas non plus très appréciées car elles montrent une volonté de « rapatrier » et de s’approprier le savoir-faire de leurs personnels.
Les baronnies peuvent aussi jouer un rôle terrible par leurs positions protectrices. Elles ne sont généralement pas enthousiastes à l’égard de ces démarches de gestion des connaissances, à moins que ces démarches s’intéressent exclusivement à leur domaine (et encore faut-il y aller avec prudence). Cet état d’esprit explique l’échec de beaucoup d’Intranets et l’absence de partage et de transversalité dans les organisations.
De plus, les acteurs montrent souvent quelques velléités à partager leur savoir. Deux questions évidentes se posent ici. D’une part, comment rémunérer l’apport en « info-connaissances » ? D’autre part, un investissement collectif a priori peu rentable à court terme est-il vraiment nécessaire ?
Enfin, le système des connaissances est complexe. La multiplicité des acteurs conduit à une décentralisation inévitable, à des territoires éclatés et à des enjeux forcément différents.

3-3. Les positionnements professionnels dans le triangle IDC
Comment la gestion des connaissances s’articule-t-elle avec la documentation, les archives, la veille, la prospective, la propriété industrielle, la valorisation, la normalisation, la formation… ? Comment les documentalistes peuvent-ils ou elles se situer par rapport à cet exigence de gestion des connaissances collectives ?

3-3-1. Dix possibilités de positionnement IDC
A partir des trois pôles que sont l’Information, la Documentation et la Connaissance, une dizaine de zones de positionnement peuvent être définies (cf. les schémas ci-dessous).

Dans un premier cas de figure, on peut mettre en évidence trois positionnements purs.

Un documentaliste du milieu bancaire, qui ne mettrait l’accent que sur la dimension purement informationnelle de son travail au détriment de la dimension documentaire, appartiendrait à la catégorie « I pur ». En revanche, le documentaliste qui ne ferait que de la gestion d’archives (ou du records management) serait classé en « D pur ». Les métiers plus orientés vers la formation, l’e-learning et les ressources humaines entreraint dans la catégorie « C pur ».

Dans un deuxième cas de figure, plusieurs positionnements intermédiaires sont envisageables selon les circonstances et les contextes avec des compétences panachées. On peut cartographier et repérer à partir du schéma différentes modalités d’interventions professionnelles mixtes.

Et enfin un dernier positionnement serait, par conséquent, la recherche d’un parfait équilibre entre les trois pôles IDC (cf. le schéma ci-dessous).

3-3-2. Les documentalistes et la gestion des connaissances
Aujourd’hui, les documentalistes et autres professionnels de l’information doivent s’intéresser à la gestion des connaissances et prendre pleinement leur place sur ce terrain ouvert. La seule et stricte logique de construction de base de données des années 70 à 95 est sinon dépassée du moins devenue trop limitative. Dès lors, l’aspect gestion des connaissances doit poindre derrière la gestion info-documentaire.
Les documentalistes doivent désormais proposer des approches IDC spécifiques et intégratives et coller au plus près à la dimension collective et transversale de la gestion des connaissances.
La gestion des connaissances est donc une opportunité à saisir, un « marché » à conquérir, de nouvelles compétences professionnelles à développer, un prolongement naturel des pratiques info-documentaires et une démarche d’intégration aux projets de l’organisation. Et il n’y a pas ici de difficulté majeure à atteindre un tel objectif.
Pour les documentalistes de la recherche, plus spécifiquement, parce qu’ils ou elles sont au contact de la production de la connaissance avec les chercheurs, n’y a-t-il pas là une occasion de donner une valeur nouvelle à la médiation professionnelle IDC ? Dans les projets actuels de mutation des dispositifs documentaires des structures de recherche, jamais l’articulation entre le documentaliste et le chercheur n’a été aussi intéressante de ce point de vue pour le progrès collectif.

3-3-3. Les axes d’intervention dans le milieu de la recherche
Dans le milieu de la Recherche, les documentalistes doivent aider à la construction et à la consolidation des savoirs collectifs. Le chercheur étant par nature immergé dans son savoir disciplinaire individuel, la structure documentaire doit promouvoir une logique de consolidation des savoirs collectifs.
Le rôle des documentalistes est aussi de forcer la transversalité des savoirs par essence disciplinaire et d’appuyer le transfert intergénérationnel des savoirs afin de garantir la préservation des savoirs essentiels à long terme.
Ils ou elles doivent enfin valoriser les productions de savoir des équipes de recherche, contribuer à une meilleure visibilité et lisibilité de la recherche et sensibiliser le milieu de la Recherche à cette exigence collective. C’est un enjeu fabuleux pour les professionnels de l’information documentaire.


En conclusion, le rôle des documentalistes dans la construction et la consolidation des savoirs collectifs est plus que jamais évident et indispensable.
Cette ambition est reprise aujourd’hui par l’ADBS qui vient de lancer une campagne promotionnelle intitulée « Prenez un vrai pro de l’information-documentation ». Les deux premières affiches mettent en avant l’importance de la maîtrise des Technologies de l’Information et de la Communication ainsi que la capacité des professionnels à surveiller efficacement l’environnement (être “moteur de recherche“). La troisième affiche reprend le thème de la valorisation des secteurs-clés de l’entreprise, ce qui correspond précisément à notre sujet d’aujourd’hui et la quatrième montre l’efficacité d’une gestion documentaire dont on maîtrise le coût.