Documentaliste – Sciences de l’information - Volume 45 : n° 1 / février 2008, p.44-46
La fonction info-documentaire s'est développée dans les années 50 à 70 selon un modèle organisationnel et technique spécifique, dont le “centre de documentation” est l'archétype. Le cœur de ce modèle se trouve dans l'organisation de la “chaîne documentaire” et les processus de traitement du document et se caractérise par des réponses “techniciennes” aux besoins des clients, avec des produits tirés de la base de données bibliographiques. Ce modèle socio-technique a fait ses preuves mais la généralisation rapide des usages d'Internet et du document numérique conduit à questionner la pertinence du modèle, à s'interroger sur la finalité et le sens même de ce dispositif, sur sa légitimité, son utilité et son identité au sein de l'institution qu'il sert. D'une perspective souvent instrumentale, il faut désormais passer à une vision plus stratégique de la fonction info-documentaire, tenant compte des nouvelles pratiques autonomes des acteurs comme des contraintes économiques très vives.
Au cours des années 80 à 90, plusieurs évolutions ont amorcé une montée vers la dimension stratégique: démarches qualité, valeur et marketing d'une part, maîtrise des coûts et évaluation des services rendus d'autre part. A l'approche “usinière” du traitement du document et de la production de la base de données, s'ajoutent des perspectives de différenciation, personnalisation et promotion des produits et service. Mais à partir du milieu des années 90, émerge progressivement un questionnement sur les missions mêmes de la documentation, sur son ciblage, sur son action et sa place au sein de l'organisation. Internet et le document numérique mettent à mal les gestes professionnels quotidiens mille fois répétés mais dont s'aperçoit qu'ils ne serviront bientôt plus à rien. Un regard distancié sur l'évolution en cours permet toutefois d'affirmer que la médiation professionnelle autour de l'information-documentation doit encore avoir un sens mais doit sûrement être repensée.
Ce (re)positionnement stratégique conduit à se poser plusieurs questions clés:
- quel sens donner à la structure info-documentaire?
- à quoi et à qui sert ce service? - comment justifier son utilité dans l'institution?
- quels enjeux vise-t-on, quels objectifs se donne-t-on?
- quelle vision de développement propose-t-on?
- comment s'insère-t-on dans la vie même de l'institution?
- quels partenariats, quelles coopérations développe-t-on?
- comment hiérarchiser les prestations du service?
- comment apporter de la valeur ajoutée pour convaincre?
La documentation ne saurait se justifier par la seule nécessité des documents à gérer. Les “routines” documentaires ne peuvent plus être une fin en soi et doivent désormais être validées au regard des orientations stratégiques et/ou politiques de l'institution, ce qui impose “l'alignement stratégique” de la documentation. Se contenter de servir des utilisateurs ne définit pas un positionnement stratégique en soi; la documentation est là, d'abord et avant tout, pour remplir une mission, elle est mandatée pour agir dans une certaine direction pour le bénéfice de l'institution dont elle dépend. Dans une collectivité territoriale dont les élus accordent une priorité politique au développement durable, le service de documentation peut-il se contenter de mettre sur l'Intranet ses produits traditionnels (revue de presse, bulletin documentaire…) sans jamais faire ressortir la moindre focalisation sur le développement durable? Dans une direction de Ministère fortement orientée sur des actions européennes et internationales, la documentation peut-elle se contenter de gérer des sources et ressources françaises et produire une revue de presse limitée aux grands quotidiens nationaux? Au sein du centre de recherche d'un groupe industriel mondial, la documentation peut-elle ne pas investir fortement sur la mise au point de plates-formes collaboratives pour la capitalisation des expertises (et limiter son action à la seule circulation de périodiques)?
Ce (re)positionnement stratégique passe par un travail collectif de définition et de validation des missions de la documentation, des objectifs à atteindre, des cibles à privilégier, des besoins fonctionnels génériques de groupes d'acteurs concernés et des démarches de partenariat et de coopération à développer avec diverses parties prenantes. La charte des missions devient le socle à partir duquel peut être élaboré et proposé un plan stratégique, avec des objectifs à atteindre, des programmes ou plans d'actions à développer, des contrats d'objectifs avec divers partenaires. Le travail sur les missions conduit aussi à s'interroger sur l'insertion institutionnelle de la documentation, sur son positionnement à l'organigramme comme aussi sur la juste appellation à trouver pour l'entité ou la fonction ainsi recadrée. L'alignement stratégique permet de définir des priorités, de choisir parmi plusieurs voies possibles pour répondre aux missions, de hiérarchiser les activités, ressources et prestations, de développer de la valeur ajoutée dans les produits et services. Cela implique un changement de posture important: quittant sa niche “technicienne” traditionnelle, le responsable de la documentation doit devenir un vrai “manager” (attention, pas seulement un bon gestionnaire), doit être tout à la fois visionnaire, réaliste et opportuniste. Cette vision stratégique de la fonction amène à penser le management comme celui d'une PME-TPE de la documentation, avec prise de risque permanente, volonté de conquête de marchés, développement de la compétence et de l'innovation et démarche drastique de réduction de l'inutile, de simplification des processus de travail et de maîtrise du coût et du temps.
A partir d'un tel (re)positionnement stratégique, la structure même d'organisation de la documentation peut évoluer. A la traditionnelle approche “centralisée” de la fonction documentaire, peuvent être substituées d'autres logiques :
- répartition judicieuse de la fonction documentaire au sein de l'entreprise avec implication responsable des acteurs (subsidiarité):
- compétences professionnelles documentaires placées auprès de chaque entité majeure de l'entreprise (proximité);
- éclatement de la fonction documentaire en unités spécifiques autonomes (veille, knowledge management, records management…);
- démarches de centralisation de certaines parties du dispositif (compétences, fonds, budget…) associées à des approches décentralisées (proximité avec les services clients, contractualisation des relations avec ceux-ci).
Les territoires même de la documentation peuvent être redéfinis, les périmètres d'intervention redessinés, avec des choix ou combinaisons de choix tels que :
- collecte et diffusion de ressources externes versus valorisation des productions info-documentaires internes;
- management du document, de l'information ou de la connaissance;
- fonction de veille, de prospective, d'anticipation versus fonction de mémoire, de préservation, de valorisation;
- focalisation sur les métiers, les disciplines, les pratiques spécialisées de l'organisation versus accent mis sur la transversalité, le décloisonnement, le soutien au progrès collectif;
- documentation traditionnelle “papier” versus management de sources et ressources numériques, virtuelles;
- fourniture directe de prestations aux clients versus accompagnement de ceux-ci dans leurs pratiques informationnelles autonomes.
La question des relations aux autres services de l'entreprise se pose. Doit-on se contenter de servir des usagers individuels ou doit-on privilégier de nouvelles relations de service à service avec des prestations et cooperations décidées en commun accord (contractualisation des démarches info-documentaires)? Les relations avec des services proches de la documentation (communication, informatique, archives, juristes…) sont également à replacer dans cette perspective de (re)positionnement stratégique comme doit être validé le fonctionnement en réseau (à quoi et à qui sert un réseau de documentation?).
Enfin, l'environnement numérique favorise l'émergence de nouveaux modèles d'organisation de la documentation dans les entreprises avec recours aux plates-formes Internet, Intranet, wikis, blogs…. d'où de sérieux efforts de prospective, d'anticipation, d'invention de nouvelles réponses professionnelles. De même l'expertise dans la maîtrise du document numérique (de sa production à son utilisation et à sa préservation) et dans l'ingénierie info-documentaire peut être mise en avant avec le souci de vendre celle-ci comme un plus pour l'institution.
Le (re)positionnement stratégique induit enfin une transformation profonde des qualifications et compétences nécessaires. Aux compétences strictement techniciennes doivent s'en ajouter de nouvelles qui appellent une culture générale toujours large et plus profonde, des aptitudes à la compréhension des contextes, des besoins et des stratégies, des postures plus managériales, politiques, avec un sens aigü des relations à développer au sein de l'organisation.
La documentation à l'horizon 2010-2015, bien (re)positionnée stratégiquement, ne sera sûrement pas celle des années 50, 70 ou 90, c'est sûr. Et le tournant se prend maintenant.