De
l’industrie de l’information à la net-économie : une affaire de «
valeur »
JM 361


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in Documentaliste-Sciences
de l’information
Volume 48 - n°3, Septembre 2011, pp. 28-29
Dossier : Accès à l'information : les nouveaux
modèles économiques
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Version originelle tapuscrite
Les
transformations vécues au cours des trente dernières années par le
monde de l’information-documentation s’expliquent certes par les
évolutions des techniques, mais également par les perceptions de la
valeur des choses par les différents acteurs socio-économiques :
usagers, citoyens, organisations . Retour sur cette notion fondamentale
de valeur.
La valeur est la perception et le jugement qu’un acteur donné a
en tête au moment d’un choix à faire (achat, investissement, etc.).
Elle le conduit à décider d’acheter ou non, ou encore de préférer telle
solution à telle autre. La valeur, construction mentale de
l’acteur-décideur, est contextuelle, conjecturelle (spéculation sur les
avantages et les inconvénients) et surtout subjective (propre à
l’acteur sujet décideur). Cette valeur « décisionnelle » est une mise
en relation entre un certain nombre d’avantages (services rendus,
impacts espérés, etc.) et des efforts à faire, de l’argent ou du temps
à dépenser.
La valeur de l’information
dépend de son usage
En info-doc, la valeur n’est pas aussi simple à appréhender que dans le
cas des produits industriels ou des biens de consommation classiques.
Ni produit, ni objet, l’information est une fugacité ou virtualité, une
subjectivité aussi (un regard porté sur le monde). Cette information
n’a de sens et de valeur que s’il existe un projet de son usage (les
millions d’enregistrements numériques de l’état-civil n’ont d’intérêt
et de valeur que si je suis en quête généalogique d’un ancêtre lointain
précis). Mais, paradoxalement, l’information « ne s’use pas si l’on
s’en sert » et reste inépuisable : c’est une potentialité, mais pas une
réalité objectale.
L’information n’a toutefois d’impact social que si elle est énoncée et
partagée, d’où la nécessité de vecteurs de transmission pour permettre
le partage de cette information-regard, autant de matérialités
objectives qui enseignent (sens du mot latin « docere ») ou renseignent
: pierres tombales, manuscrits, livres, journaux, DVD, espaces
serveurs, bandes passantes, etc. Toutes ces matérialités documentaires
ont en commun d’être des « objets » à produire, mettre en place et
gérer et se caractérisent par un coût de production et de mise à
disposition.
L’information, appréciée comme valeur d’usage, relève difficilement des
mécanismes économiques classiques. Un avis donné à la sauvette par un
blogueur représente un niveau de coût de production quasiment nul alors
que sa valeur sociale conjecturelle peut être extrêmement importante.
Inversement, l’observation scientifique de constellations lointaines
est d’un niveau de coût exorbitant alors que, pour une très large
majorité de personnes, elle ne présente strictement aucun intérêt et a
donc une valeur proche du zéro absolu. D’où l’impossibilité de définir
stricto sensu une économie de l’information.
Le document, synthèse des productions et matérialités qui rend possible
le transfert des informations s’inscrit, lui, dans une logique
économique classique de production et de marché. Il faut produire et
diffuser des revues, gérer des sites web, stocker des données, échanger
tout cela sur des marchés spécifiques… Le coût de cette production est
tangible, dépend des conditions sociotechniques du lieu et du moment et
est soumis à la loi de la concurrence entre solutions alternatives.
La valeur en info-doc naît bien de la confrontation entre, d’un côté,
les perspectives d’usage de l’information (avec une valorisation
pouvant varier de zéro à l’infini) et, d’autre part, les coûts de
production et diffusion des supports documentaires socialisant cette
information (avec des estimations tangibles, généralement non nulles).
Précisons que cette valeur, en théorie applicable à un « consommateur »
final (mais l’information se consomme-t-elle ou se consume-t-elle
vraiment ?), est plus difficilement concevable pour un intermédiaire
professionnel ̶ documentaliste ̶ qui ne fait pas directement usage de
l’information mais supporte directement les coûts d’acquisition.
La naissance d’une industrie de
l’information
Dans les années 1980 à 2000 s’est développée une « industrie de
l’information ». Producteurs-diffuseurs de bases de données et centres
serveurs sont devenus des incontournables de la documentation moderne.
Les structures documentaires ont modifié en profondeur leurs pratiques
et ont dû prendre des abonnements à des centres serveurs et payer pour
un accès on line à l’information. Cela s’est fait sur la base de tarifs
imposés ne s’appuyant ni sur des coûts de production sérieusement
établis, ni sur une valeur d’usage tangible. Les clients consistant
uniquement en intermédiaires incapables d’évaluer l’usage effectif de
leur achat, on peut parler à cet égard de tarifs relevant d’un «
consentement à payer » propre aux biens culturels. Paradoxalement et en
parallèle à cette pratique d’acquisition sur abonnement, les
documentalistes ont été fortement sollicités pour alimenter les
nouveaux réservoirs des producteurs sans d’ailleurs être rémunérés pour
cela.
En terme d’analyse de la valeur, cette industrie de l’information
apportait certes à l’époque un service nouveau de mise à disposition de
l’information mais, en comparant avec ce qui est offert aujourd’hui sur
la Toile, ce n’était qu’une bien maigre valeur d’usage : pas d’accès à
des contenus riches (full text), pas de mise en relation des
informations (hypertexte), pas de multimédia, peu de services « plus »
(forum, etc.).
La rupture avec les modèles
classiques d’accès à l’information
Au début des années quatre-vingt-dix, les premiers signes
avant-coureurs d’une nouvelle perspective d’accès généralisé, libre et
mondialisé à l’information commencent à apparaître (réseaux
scientifiques EARN, premiers accès Internet). Le nouvel accès non
centralisé et gratuit à l’information est considéré par les acteurs en
place comme une utopie, voire une hérésie. On affiche sereinement sa
croyance en un développement toujours plus radieux de l’industrie de
l’information, alors que les couloirs bruissent de nouvelles
inquiétantes sur la déconstruction inéluctable du modèle en place, sur
la disparition évidente des documentalistes et sur une nouvelle donne
économique pour l’accès à l’information.
Du point de vue de la valeur, il est évident que s’est produite, avec
Internet et le numérique, une rupture irrémédiable dans les perceptions
de la valeur. L’information devient surabondante alors que l’économie
de sa matérialisation numérique se traduit par des coûts marginaux de
production quasiment nuls. D’où l’émergence d’un débat nouveau sur la
question de la tarification (et/ou de la gratuité) de l’information.
Nombre d’industriels de l’information des années 80-90 ont aujourd’hui
disparu et nombre de bases de données mutualisées sont tombées dans les
oubliettes de l’histoire de la documentation. Mais la question de
l’accès intelligent, efficace à l’information reste posée ; elle le
reste non pas en termes d’outil mais essentiellement en termes de
valeur.
Aujourd’hui, la valeur ne se situe plus dans la seule modalité d’accès
à une information universellement et abondamment accessible. La valeur
n’est plus une affaire de rareté ̶ qu’elle soit réelle ou imposée par
un monopole. La valeur doit se développer dans d’autres dimensions :
richesse des contenus, synthèse et gestion de la connaissance, regard
critique sur les sources, éditorialisation intelligente de ce qui est
diffusé (docu-journalisme), interfaces de consultation plus intuitives
et immédiates, dynamisation informationnelle (information en mouvement,
en débat), implication directe et généralisée de multiples acteurs
(information systémique), personnalisation des usages, intégration dans
les projets personnels ou collectifs, géolocalisation et
territorialisation de l’information, accompagnement des acteurs pour le
développement de la compétence informationnelle, etc.
Par ailleurs, et encore plus que par le passé, la valeur en info-doc
passe par de substantielles avancées dans le recours à des solutions
dont les coûts de production devront être très maîtrisés. La décision
de l’acteur-décideur de recourir à ces solutions dépend, bien sûr, des
services « plus » qu’elles peuvent lui fournir, mais aussi et de plus
en plus de la perception qu’il a de l’écart entre le prix de marché
imposé et l’estimation connue des coûts réels de production.
L’expropriation pour cause d’utilité publique fonctionne bien dans
divers domaines de la vie socio-économique, pourquoi pas en info-doc si
cela s’avérait nécessaire.