Regard distancié sur l'information

et propositions pour la formation des professionnels de la documentation et des bibliothèques

Postface pour l'ouvrage de Nicoleta Marinescu “Biblioteconomie in intrebari si raspunsuri (Iasi, 2012)

JM 363

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A-t-on encore besoin de professionnels pour nos bibliothèques et nos centres de documentation alors qu'Internet, le document numérique et les réseaux sociaux banalisent, intensifient, simplifient et transforment en profondeur toutes les pratiques informationnelles et documentaires? La question est souvent posée ces derniers temps notamment sur les forums en ligne et les réseaux sociaux qui voient souvent s'opposer d'une part le clan des “libéraux-flexibilistes” et d'autre part celui des “traditionnalistes-professionnalistes” avec, entre les deux, un vaste marais de personnes qui ne savent plus quoi penser de la situation. Faut-il encore former de jeunes professionnels à ces métiers de l'information-documentation alors que n'importe quelle personne un tant soit peu habile sait numériser un document, l'envoyer à des destinataires choisis, le sauvegarder sous des formats variés, le retrouver sur la “toile”, faire du “buzz” sur ce document en impliquant des groupes d'amis via FaceBook, LinkedIn, Twitter... La question devient encore plus cruciale en cette période de crise économique, financière... et politique qui voit s'écrouler les certitudes des belles années de croissance, de stabilité des valeurs et de sérénité sociale et professionnelle. 


Difficile de répondre à une telle question - qui frôle la provocation - sans prendre un peu de recul et sans la contextualiser. La situation n'est absolument pas comparable entre une entreprise de high-tech hautement compétitive et travaillant au niveau mondial et une collectivité administrative et territoriale d'un pays aux ressources limitées qui doit faire bénéficier sa population de connaissances minimales lui permettant d'accéder à un niveau de vie meilleur. La situation n'est pas comparable entre des contextes fortement marqués par l'omni-présence du numérique et des réseaux  de télécommunications et d'autres environnements pour lesquels l'accès au document reste extrêmement difficile économiquement et technologiquement parlant. Répondre de façon générale, globale et uniforme à la question de la nécessité d'un professionnalisme confirmé pour accompagner les démarches informationnelles et documentaires des acteurs de la société (individus, entreprises, communautés...) est devenu aussi stupide  et inopérant que l'affirmation préemptoire des grands dogmes du 19ème siècle sur certaines valeurs universelles  de civilisation ou l'apport inéluctable du progrès au bien-être des hommes et des sociétés.


D'une certaine façon, les efforts faits par Nicoleta Marinescu, par ses travaux, ses implications et ses publications, vont dans le sens de la recherche de solutions adaptées, appropriées, respectueuses des contextes dans lesquels il faut agir.  En établissant depuis longtemps des contacts avec des amis et professionnels de divers pays, en rendant possible l'échange de connaissances et d'expériences entre d'une part ceux qui participent activement à des avancées professionnelles intéressantes et d'autre part des personnes en quête de solutions à leurs problèmes concrets, Nicoleta Marinescu témoigne d'une réelle compréhension des subtiles mécanismes de transfert de connaissances et de compétences, comme l'atteste son implication remarquable dans les projets de formation et de développement professionnel. Sa détermination pour transférer et faire appliquer en Roumanie et en Moldavie le processus de certification européenne des compétences en Information-Documentation (CertiDoc) a été remarquable alors même qu'un tel processus innovant pouvait être très éloigné des préoccupations immédiates  de la grande majorité des acteurs professionnels en place.


Faut-il développer, renforcer, la formation de jeunes professionnels en information-documentation ou bibliothéconomie, notamment en Roumanie, en Moldavie ou dans d'autres pays placés dans les mêmes conditions économiques et politiques, oui, assurément. Cela me semble relever d'une mission essentielle pour ces pays s'ils veulent réussir leur montée en compétence et en reconnaissance aux niveaux européen et international. Mais il faut bien garder à l'esprit que l'objectif premier reste d'établir un pont entre d'une part ce que se fait de mieux, de plus performant, à l'extérieur, ici et là,  et d'autre part les besoins concrets, réels de la société et des divers groupes d'acteurs de ces pays (individus, entreprises, collectivités territoriales...). La ”course à l'armement informationnel” et au “toujours plus” de solutions technologiques avancées pour traiter l'information ne peut pas être une fin en soi, pas plus que l'agitation frénétique sur les forums électroniques et autres réseaux sociaux ne saurait être la finalité d'une société qui a sûrement bien autre chose à faire aujourd'hui (montée dramatique de la pauvreté dans nombre de pays, risques environnementaux de plus en plus graves, conflits armés qui fragilisent de nombreuses populations laissées pour compte par l'égoïsme des nantis, montée de la délinquance, perte des repères dans la société...). Ce qui doit être la priorité, surtout en période de mutation profonde et de déstabilisation structurelle, ce n'est pas de se satisfaire de jouer avec les nouvelles quincailleries informationnelles, mais c'est de toujours mieux comprendre les besoins, les vrais besoins et surtout y apporter des solutions simples, intelligences, efficaces et socialement et culturellement adaptées.


La formation des nouveaux professionnels de l'information, de la documentation et des bibliothèques doit être résolument tournée vers l'homme en tant qu'il vit de l'information et du document, en tant qu'il en produit, qu'il en transfère et qu'il en consomme en permanence. L'homme est de l'information incarnée et du savoir constamment renouvelé par l'échange info-documentaire. Quant à l'information, elle est avant tout un processus humain et social, une “non-matière”. L'information n'existe pas en tant qu'objet factuel, elle n'est qu'une mise en relation de regards dialoguant et surtout l'information ne saurait se confondre avec la technologie qui en assure la dynamique. Un ordinateur ou une tablette numérique aussi performant soit-il n'est qu'un outil-servant au service de quelque chose de beaucoup plus puissant et noble: l'homme et la société en devenir. 


Selon cette perspective, je serais assez tenté de dire que nous aurions surtout besoin aujourd'hui d'un nouvel “humanisme informationnel”, peut-être même et plus que jamais, d'une véritable “Renaissance informationnelle”. Le bruit de fond informationnel ambiant est devenu insupportable, intolérable, parce que plus rien n'a d'importance sauf de s'agiter avec ses machines portables et ses prothèses virtuelles. Plus les outils “performent” et moins on sent qu'ils apportent quelque chose de substantiel à la société, se contenant de jouer un rôle de jouet et de gadget. A cet égard , on ne peut être qu'affligé par les milliards de SMS, tweets et autres courriels qui polluent notre quotidien et qui ne contribuent , loin de là, à une construction de quelque chose qui a du sens et de l'avenir. 


C'est donc bien un nouveau regard qu'il faut porter sur l'information et c'est encore plus certainement une nouvelle philosophie de l'information qui doivent être la colonne vertébrale du développement des compétences des futurs professionnels de l'information, de la documentation et des bibliothèques. Pour être plus explicite, je serais volontiers enclin à introduire des cours de philosophie de l'information et d'épistémologie au coeur des programmes de formation et à proposer des modules mettant l'accent sur le management de l'information comme dispositif essentiel d'interaction constructive entre les hommes. Je chercherais aussi à pousser les étudiants à exercer un regard critique sur les besoins et les pratiques info-documentaires de terrain de tout-un-chacun, et cela dans différents contextes, avec la souci d'aider les groupes humains à trouver de meilleurs équilibres informationnels. Les jeunes futurs professionnels devraient surtout être des “passeurs” de méthodes, les ayant eux-mêmes découvertes, comprises et pratiquées (mais attention pas les “trucs” et les “tics” de professionnels, pas les mauvaises normes professionnelles qui empêchent de penser et façon ouverte, responsable et innovante). Les jeunes professionnels devraient aussi développer de façon aigüe leur sens critique à l'égard de leurs pratiques, de leurs outils, de leurs créations informationnelles : les solutions proposées et implantées sont-elles adaptées aux besoins, sont-elles respectueuses des cultures des personnes et des groupes qui vont les mettre en oeuvre, apportent-elles de la valeur ajoutée effective sans créer de nouveaux stress ou difficultés. On pourrait aussi s'appeler cela “développement de l'écologie informationnelle”. Bien sûr, pour que cette philosophie et écologie de l'information ne reste pas un pur jeu intellectuel, il serait indispensable qu'elle soit accompagnée d'un développement des compétences en matière de maîtrise des outils et technologies d'aujourd'hui, bien compris comme instruments de progrès et de résolution de problèmes, ainsi que d'un développement des connaissances sur les démarches et dispositifs traditionnels qui gardent toute leur importance aujourd'hui (je pense ici au rôle essentiel des bibliothèques dans nos sociétés, comme Nicoleta Marinescu sait très bien le mettre en valeur).


Maintenant la question que l'on peut se poser, c'est de savoir “qui former”, qui initier à ce nouveau professionnalisme: des jeunes de 20 ou 25 ans, des personnes plus âgées et expérimentées, de futurs professionnels faisant carrière ou n'importe qui dans les entreprises ou organismes? Quels profils académiques faut-il privilégier: littéraire, historien, scientifique, juridique...? Faut-il privilégier le développement d'une filière de formation académique ou universitaire fortement structurée, bien reconnue, avec comme question subsidiaire de savoir sur quel corps enseignant s'appuyer et quels programmes de recherche développer? Faut-il s'orienter plutôt vers des formations professionnalisantes axées sur des préoccupations de terrain et surtout basées sur des stages et des pratiques d'alternance entre apprentissage et exercice du métier? Ne serait-il pas également judicieux de développer de solides programmes de formation continue pour les acteurs professionnels en place des bibliothèques ou autres centres de documentation avec le souci d'élever substantiellement le niveau de compétence de ces personnes? De ce point de vue, le couplage judicieux entre formation continue et certification de compétences permettrait d'innover en profondeur et de satisfaire les besoins à la fois des professionnels comme de leurs employeurs. Il faut insister sur l'importance, dans cette période de grande mutation tant économique que professionnelle, de la démarche de certification des compétences. Une première étape a été franchie avec la certification récente de quelques professionnels roumains; il est essentiel de passer désormais à une nouvelle phase visant à développer intensément et de façon volontariste le processus de certification en Roumanie et dans d'autres pays voisins. Enfin, ne faudrait-il pas imaginer des projets de sensibilisation et de formation originaux pour les personnels des entreprises ou organisations en vue de les amener à un meilleur niveau de performance comme acteurs responsables de la nouvelle société de l'information? Il faudrait ouvrir résolument la problématique de la “culture informationnelle” de tout-un-chacun, employé de base ou patron, étudiant ou chercheur, amateur ou professionnel et inventer des programmes ou projets pour répondre à des besoins réels d'amélioration des compétences en matière de maîtrise de l'information et de la documentation . 


L'ouvrage que Nicoleta Marinescu nous propose aujourd'hui, est bien au coeur de ce projet “formatif” sur et autour de l'information. Il faut souhaiter que nombre d'acteurs décideurs de la société roumaine entendront le message qui y est délivré, que nombre de professionnels sauront l'utiliser pour aller plus loin, plus avant, dans leurs démarches de progrès. Il faut enfin espérer que de jeunes étudiants roumains ou étrangers entendront et comprendront l'appel qui leur est fait pour s'investir avec détermination dans ce qui devient l'un des projets majeurs de développement des sociétés de ce début du 21ème siècle.