Classification fonctionnelle des croix (mission, dévotion, jubilé, chemin, carrefour… )

Questions sur les fonctions et la vie propre des croix

La présente page a pour but de questionner la tentative de classification fonctionnelle des croix qui voudrait distinguer les différentes notions de croix de mission, de jubilé, de cimetière, de chemin, de carrefour, typologie finalement peu convaincante... Elle vise aussi à montrer comment les croix ont des “vécus” propres les amenant à changer, au passage, de raison d'être et de fonction.

Accueil général Croix Vignettes-photos cliquables (© Jean MICHEL)   Mise à jour : décembre 2021

La question est, en effet, souvent posée de savoir si une croix, vue sur le terrain, est une croix de mission, de chemin ou de carrefour, de jubilé ou de calvaire ou autre ? Cette question semble quasiment insoluble ; elle appelle, en effet, des réponses multiples ou multidimensionnelles qui rendent peu aisée la tentative de classification fonctionnelle des croix (selon leur “raison d'être”). On est en présence de concepts d’analyse et de critères de détermination des croix qui se mélangent, se recoupent, relevant de perspectives ou logiques très différentes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l'ouvrage édité en 2016 sur les croix en fer forgé du Haut-Doubs portait, dans son titre, la mention “croix de mission ou de dévotion”, reconnaissant de facto la difficulté de démêler et préciser de façon univoque les catégories à prendre en compte.

Il n’existe, bien sûr, pas de “norme” ou “règlement” (religieux ou civil) définissant a priori des catégories de croix et imposant une classification ou typologie bien précise de celles-ci. Dans son Dictionnaire de l’Ornement (2012, Éditions Jean-Paul Gisserot), évoquant les “croix monumentales”, Luc Derroite écrit : “elles ne manquent pas de mots pour indiquer la raison d’être de chacune d’entre elles : croix de calvaire, croix d’accident, croix d’indulgence, croix de carrefour, croix de chemin, croix de cimetière, croix de jubilée, croix de mission, croix funéraire, croix hosannière, croix monumentale, croix votive”. C’est dire combien la tâche est difficile de mettre de l'ordre dans la galaxie des croix. Je tiens à remercier Madame Elisabeth Renaud de Remoray pour ses précieuses remarques relatives à la qualification de plusieurs croix autour du Val de Mouthe.

1 - Des croix  particulières sortant du corpus d’étude-inventaire

Commençons par simplifier la question, en traitant préalablement de quelques cas singuliers de croix, sans ambiguïté ou presque, qui ne rentrent pas dans le corpus de l’étude-inventaire des croix en fer forgé recensées sur les territoires des communes du Haut-Doubs et des plateaux du Jura.

  • Croix de clocher.
Toutes les églises, ou presque, ont une croix au sommet de leur clocher, la plupart du temps réalisée en fer forgé avec décors variés en tôle de fer. Ces croix ne sont pas (ou plus) forcément toujours celles posées au moment de la construction des églises. Nous ne les prenons pas en compte dans notre étude-inventaire des croix en fer forgé, érigées au sol, pour deux raisons. D’une part parce elles sont bien spécifiques et forment, en elles-mêmes, un corpus d’étude bien à part, avec une fonction incontestablement univoque. Surtout et d’autre part, parce qu’il est très difficile, voir impossible de pouvoir les observer de loin et dans leurs détails sauf à être équipé de façon très professionnelle (téléobjectifs puissants, échafaudages...). Ces croix, généralement petites, sont fixées à la structure du clocher par l’intermédiaire d’un pied arrimé à la toiture du clocher et se présentent souvent avec un piédouche, un globe, un croisillon et un coq. Elles sont toutefois intéressantes à connaître car les techniques de ferronnerie sont les mêmes que celles de la réalisation des croix de sol et les symboles religieux, souvent réduits à l'essentiel, recoupent ceux des croix d'en bas qu'elles dominent du haut de leur cloché.

Croix clocher Bannans
  • Croix funéraires tombales.
Elles sont très nombreuses dans les cimetières, chaque tombe (du moins dans la tradition catholique) a sa croix placée le plus souvent en tête du monument funéraire. Généralement en pierre, souvent en fonte (très nombreuses à partir de la seconde moitié du XIXe siècle), quelques fois aussi en bois plantées directement dans le sol, elles sont parfois en fer forgé, réalisées dans un style plutôt simple. Là-encore, nous ne prenons pas en compte ces croix tombales “privatives” dans notre corpus d’étude-inventaire car elles renvoient à un rite essentiellement funéraire bien spécifique (et leur très grand nombre dépasse largement les possibilités d'un inventaire sérieux). Toutefois, nous regardons et enregistrons dans notre corpus, certaines croix tombales particulières témoignant d’une tradition locale de ferronnerie d’art ou simplement de travail du fer forgé comme par exemple à Métabief, Grand’Combe-Châteleu, Foncine-le-Haut, Jougne… Il convient toutefois de différencier ces croix funéraires tombales (tombes de particuliers), des croix monumentales, placées souvent au centre des cimetières, constituant des monuments funéraires et symboliques à dimension collective (“la croix du cimetière”).

Croix Metabief Tombe

2 - Des catégories de croix combinant des notions hétérogènes

Les notions, catégories ou qualifications des croix sont loin d'être simples et même pertinentes, du moins de façon univoque, pour décrire des réalités complexes dont les critères de discrimination se mélangent ou se combinent entre eux. L'énumération faite par Luc Derroite, pourrait d'ailleurs être étendue : croix de monuments aux morts (sujet polémique), croix de finage (érigées aux quatre points cardinaux pour marquer les limites du territoire).
On est, en effet, en face de plusieurs notions analytiques indépendantes qu’il faut croiser pour parvenir à mieux comprendre de quoi on parle.
  • Raisons d'être, fonctions ou causes d’érection des croix. Ce sont souvent, au départ, des évènements religieux collectifs ou communautaires qui sont à l'origine de l'érection des croix : une “mission” (au sens très spécifique de ce terme) qui peut s’achever par l’érection d’une croix, une commémoration (jubilé…) ou encore un grand évènement funèbre (pensons ici à certaines grandes croix de cimetières). Il peut aussi s’agir d’un besoin de marquage religieux d’un territoire précis (entrées de village, carrefours, croix de finage…). Il arrive aussi que l’érection d’une croix soit le fait de pures initiatives personnelles (comme par exemple la croix du centenaire Roy à Essavilly ou la croix des Granges Bonnet à Mignovillard). On peut retenir aussi ici les croix votives (voeu individuel ou collectif) ou encore les croix d'accidents.
  • Lieux où les croix sont érigées. On trouve généralement les croix monumentales devant l’entrée de l'église ou à proximité très immédiate de celle-ci (dans l'axe de l'église ou légèrement décalées sur le côté). Des croix monumentales peuvent aussi exister dans le cimetière ancien entourant l'église (comme à La Planée ou à Rochejean), ce qui rend d'ailleurs délicate la distinction entre croix de mission (en lien avec l'église) et croix de cimetière. On trouve bien sûr des croix monumentales dans presque tous les cimetières modernes, donc loin de l'église paroissiale : elles peuvent trôner au carrefour des allées principales du cimetière ou au contraire être déportées le long d'un mur de clôture. On trouve encore des croix sur les bords des routes ou chemins (notamment aux entrées des villages) ou aux carrefours de plusieurs chemins, lieux symboliques où intervient la fonction de marquage de territoire. Parfois on découvre des croix dans des propriétés de particuliers (croix des Granges Bonnet à Froidefontaine-Mignovillard) ou encore dans des zones reculées (croix totalement perdues dans des bois). Des croix sont enfin érigées sur des éminences ou des rebords de falaise (croix du Dan à Poligny, croix de la Roche Champion à Chapelle-des-Bois, croix Grevet à Mouthe, croix Malpierra à Revigny, etc...).
  • Allure et matériaux des croix. Les croix peuvent être grandes (élancées, majestueuses, monumentales), moyennes (ordinaires, à taille humaine) ou minuscules (“petites croix”). Elles peuvent être solennelles et ostentatoires (grandes croix de mission majestueuses érigées avec les subsides de quelques paroissiens mécènes), “standards” (avec un juste équilibre entre structure, décoration et symbolique religieuse) ou au contraire délibérément minimalistes ou simplifiées à l’extrême (érigées presqu'en catimini). Et, bien sûr, convient-il de distinguer la nature des matériaux utilisées (pierre, fer forgé, bois, fonte… ), souvent en lien avec certaines raisons d’être des croix : nombre de croix de mission ont pu être de simples croix en bois faciles à réaliser alors que les croix monumentales de cimetières vont recourir abondamment à la fonte au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
  • Acteurs érigeant les croix.  Il s’agit souvent de communautés (paroisses, communes…) qui décident de la fabrication et de l’érection d’une ou plusieurs croix. Dans certains cas, l’érection de croix peut être le fait de groupes religieux prosélytistes (jésuites, bénédictins…) imposant un marquage religieux du territoire (de leur territoire). On peut enfin relever des décisions d'érection de croix émanant de particuliers, mécènes ou bienfaiteurs (Croix Bonnet à Mignovillard, croix Jeannin à Communailles-en-Montagne…).

Il suffit de croiser les deux dimensions “finalités” (raisons d’être) et “lieux” pour se rendre compte de la diversité et de l’extrême combinatoire des possibles :

  • des croix de mission peuvent être érigées près de l’église, dans un cimetière, le long d’un chemin, dans la propriété d’un particulier… ;
  • des croix implantées dans des cimetières peuvent être des croix de mission, des croix funéraires, des croix commémoratives… ;
  • etc.

3 -  La dimension temporelle, le “vécu” des croix

Disons en préalable qu’il convient de distinguer plusieurs temps ou vécus différents, et cela pour toutes les croix. Celles-ci sont, rappelons-le, des monuments, certes érigés à un moment donné bien précis (ou pour une occasion particulière), mais qui sont aussi faits pour durer avec “ré-utilisation” des croix pour célébrer ou commémorer divers évènements ou simplement permettre de “vivre sa croix”.
  • Le temps de l’érection originelle. On plante ou érige une croix à l’occasion d’un évènement fondateur (mission, jubilé, décès d’une personne, commémoration particulière). À cette occasion, une cérémonie solennelle est organisée, des paroissiens se rendent près de la nouvelle croix que des autorités religieuses bénissent ; des discours sont tenus et des décors floraux sont ajoutés. Et, bien sûr, des “indulgences” sont accordées qui sont mémorisées sur les croix par des inscriptions gravées dans la pierre de leur piédestal. Il faut redire ici combien il convient d'être prudent avec ces inscriptions gravées qui ne correspondent pas nécessairement avec la date d'érection initiale des croix, celles-ci pouvant être “réutilisées et mises en avant” lors de missions ou cérémonies commémoratives ultérieures.
  • Le temps postérieur non évènementiel. On vient à la croix s’y recueillir, seul ou en groupe bien longtemps après l'érection du monument. On s’y arrête, on y prie, dans une certaine intimité.C'est le temps discret et individuel de la croix. On peut mentionner ici le fait que des personnes viennent souvent ajouter à la croix existante, discrètement, des objets religieux (petits crucifix en fonte notamment).
  • Le ou les temps de remémoration. Lors d’un nouvel évènement religieux, la croix existante va être “réinvestie” publiquement ou simplement “réutilisée” : nouvelle mission, nouveau jubilé, célébration d’un décès de notable religieux, évènement exceptionnel…Cela se traduit par de nouvelles inscriptions sur la croix d'origine et par l'obtention de nouvelles “indulgences”.
Il est souvent difficile de démêler tous ces temps ou vécus différents qui peuvent notamment se traduire par l’ajout d’inscriptions nouvelles sur le piédestal des croix, inscriptions qui viennent souvent brouiller les cartes ou induire en erreur.  Disons donc, très précisément, qu'une croix ne s'inscrit pas dans une logique d'un “coup unique” (son érection initiale) mais qu'elle est un monument à visées collectives, support permanent de démarches de dévotion et de multiples actes de remémoration.

Ainsi, une croix au centre d'un cimetière sert de croix de missions multiples avec ajout de plaques ou inscriptions nouvelles (six missions successives notamment à la croix de Gilley et de même à Sirod où les bénédictins n'hésitent pas à inscrire dans la pierre leurs initiatives missionnaires). Une croix typique de chemin à Chantegrue (en direction du cimetière) sert aussi de croix de mission tardive : on crée une croix de carrefour à un moment donnée et cette croix est honorée par la suite par des manifestations de missions successives ultérieures. Une croix (Bonnet-Mignovillard) est érigée par un particulier à une date donnée (peut-être un jubilé) mais fait ensuite l’objet de manifestations ou célébrations de type mission.

Croix Gilley Missions Multiples

4 -  Des croix qui bougent ou se transforment

La tentative de classification fonctionnelle logique des croix peut buter enfin sur le fait que celles-ci connaissent des transformations dans le temps, pouvant parfois modifier profondément leur première fonction ou raison d’être. Sur des périodes d’un siècle ou deux, les croix, pourtant faites pour durer, subissent effectivement des transformations voire-même des changements de localisation, perturbant encore plus leur vocation ou fonction initiale.
  • Des déplacements. Parce que devenant gênantes (pour la circulation, pour l'aménagement des villages…), certaines croix migrent, et le plus souvent, loin de leur implantation fonctionnelle initiale. À Saint-Laurent-en-Grandvaux, la croix initialement érigée près de l’église (croix de mission) est renvoyée beaucoup plus au nord du centre du village (trois implantations successives sur plusieurs dizaines d'années), devenant une sorte de simple croix de chemin aux Jourats le long de la RN5. À Censeau, la croix érigée devant l’église (vraisemblablement aussi croix de mission) est renvoyée au sud du village, le long du chemin des Grangettes, devenant une banale croix de chemin. À Nozeroy, la croix des Annonciades a récemment quitté le centre de la place où elle était érigée initialement pour gagner l’entrée du parc des remparts, devenant, de ce fait, simple monument purement décoratif. Aux Longevilles-Mont-d’Or, la très belle croix de 1783 a la bougeotte : elle a changé plusieurs fois d’emplacement au sein du cimetière attenant à l’église. À Pontarlier, c’est la croix de mission des années 1820-30, qui est transférée en 1859 au centre du cimetière moderne de la ville, perdant à cette occasion sa fonction originelle pour devenir croix monumentale de cimetière (avec un piédestal ostentatoire sans commune mesure avec celui d'origine). À Bannans, la très surprenante et originale  croix FF3D à globe, érigée à proximité immédiate de l’église, est exilée sur un mur de clôture du cimetière, perdant non seulement son piédestal original mais aussi et surtout sa fonction de croix autour de laquelle on pouvait tourner en procession lors d’évènements religieux communautaires.
  • Des transformations. Pour diverses raisons (souvent pour des besoins de restauration ou de consolidation), les croix subissent d’importantes modifications soit de leur piédestal en pierre, soit de leur structure métallique. Cela peut être dû à une nécessité de renforcement de croix anciennes en pierre par des corsets métalliques (Cerniébaud, Gilley…). Mais plus surprenant, aux Grangettes dans le Doubs, la croix FF3D démontée pour remise en peinture en 2011, est remontée, par erreur, avec une rotation de 90° (“miracle de la croix qui tourne des Grangettes”) : la symbolique originelle de la croix (par rapport à l'axe de l'église) en est transformée, la croix devenant par ailleurs “monument aux morts” de la commune. Ces transformations ne modifient pas la fonction initiale des croix mais témoignent souvent d’un passage d’un statut de monument religieux à un statut de pièce patrimoniale à conserver ou de “truc” communal utile pour de nouvelles fonctions (commémorations militaires).
  • Des disparitions. On sait que nombre de croix en pierre ont été mises à bas au moment de la Révolution. Mais des destructions pures et simples de croix ont continué de se produire, notamment au cours des siècles suivants et aussi au cours des 20-40 dernières années, souvent pour des raisons utilitaires (dégager de la place dans le cimetière, réaménager une place) : c’est le cas de la très intéressante croix mixte (pierre et fer) de Sarrageois, comme de la croix Bonnet du cimetière de Jougne. Cela peut se produire lors d’aménagements urbains comme à Mouthe, lors du ravalement d’un immeuble rue de l’église.
  • Des substitutions et des multiplications. Il convient de citer, par opposition au cas précédent, le cas d'érection de plusieurs croix, quasiment au même endroit, soit à la même époque soit à des époques légèrement  différentes. Citons le cas de Chaux-des-Crotenay où la très haute croix de mission de 1826 vient remplacer la croix mixte (pierre plus fer forgé) de 1730 : mais cette dernière n’est pas enlevée et la nouvelle est érigée à une quinzaine de mètres de l’ancienne (l’ancienne croix ne “sert” plus, oubliée, mais reste présente sur le terrain). À Grand’Combe-Châteleu, dans le “carré des prêtres” sont érigées plusieurs croix en fer forgé sur des tombes de prêtres à une petite distance de la belle croix de mission de 1823. Citons encore le cas de l’église et du cimetière de Gilley : la vieille croix en pierre du cimetière ayant servi à commémorer une demi-douzaine de missions et ayant nécessité un renforcement par jambes de force en fer, voit une nouvelle croix FF3D être érigée, au milieu du XIXe siècle, en bordure du cimetière à quelques dizaines de mètres de l'ancienne croix.


5 -  Conclusion : prudence!...

On aura vite compris qu’il s’avère bien difficile établir de façon rationnelle, univoque et claire, une classification ou typologie des croix sur la base de notions elles-mêmes floues ou ambivalentes qui s’obstinent à se mélanger et à nous perturber. C’est pour cela que l’on est vite tenté d’abandonner toute velléité d’établir de telles catégories formelles. C’est la raison pour laquelle nous nous contentons, au moins dans un premier stade de la recherche, d’inventorier et de décrire les croix, déjà du seul point de vue de leurs “aspects” techniques, décoratifs et symboliques.

Précisons toutefois que, lorsque les archives le permettent, lorsqu’on sait qu’une mission s’est déroulée précisément à une date donnée et qu’une croix a été érigée à la fin de la mission, et encore que la croix présente une symbolique ostentatoire bien “missionnaire”, alors oui, on peut parler, sans le moindre doute, d’une croix de mission pour sa raison d'être initiale. Mais, pour autant cette croix pourrait ensuite avoir été déplacée le long d’une route ou à un carrefour de chemin, perdant sa seule vocation initiale de croix de mission.


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