Les Missions religieuses en France sous la Restauration
(1815-1830)
La mission type
Abbé Ernest Sevrin (1948)
in Les missions religieuses en France sous
la Restauration (1815-1830). Tome Premier. Le
missionnaire et la Mission, Abbé Ernest Sevrin,
Procure des Prêtres et de la Miséricorde, Saint-Mandé,
1948, pp. 348-354.
Dans la conclusion de son ouvrage (tome 1), l'abbé Ernest
Sevrin présente un résumé intéressant sur le déroulement
d'une mission type, n'hésitant pas à pointer certaines
difficultés ou en tout cas certaines réactions dans le
contexte sociopolitique des années de la Restauration. Les
intertitres sont de Jean MICHEL.
L'économie de la
mission
La mission comportait nécessairement une partie matérielle
de frais et de recettes. Les frais étaient à proportion
plus élevés que de nos jours, malgré le désintéressement
certain des missionnaires, soit que ceux-ci fussent plus
nombreux, soit que le voyage en voiture publique ou
privée, beaucoup plus lent, fût aussi plus coûteux. Les
ressources consistaient principalement
dans le monopole des chaises et dans les quêtes ; un peu
aussi, mais beaucoup moins, dans la vente des objets de
piété qui profitait surtout aux gagne-petits suivant les
missions à la trace.
La journée type, les exercices
Il y avait, en beaucoup d’endroits, de fortes préventions
contre les missionnaires, créées ou avivées par une presse
hostile. Sans s’émouvoir, ils commençaient leurs
prédications devant un auditoire souvent clairsemé,
parfois irrévérencieux. Les réunions les plus importantes
étaient celles du matin et du soir : la première pour les
ouvriers allant au travail (et l'on se souvient qu elle
avait lieu en plein hiver, dans des églises non chauffées,
à cinq ou six heures du matin) ; la seconde pour tous,
après la journée faite, c’est-à-dire à la tombée du jour,
et ne finissant qu’à la nuit close, car elle durait une
heure ou davantage. Mais il faut reconnaître que
l’éclairage défectueux des églises rendait la police
malaisée, et donnait lieu à certains désordres qui étaient
d’ordinaire le fait de jeunes gens écervelés et impies. Les sermons ou l'art des
missionnaires pour vaincre les opposants
En dépit de ces inconvénients, assez difficiles à éviter,
il était rare qu’après une ou deux semaines les
missionnaires n’eussent pas triomphé des obstacles, tant
leur prédication était chaleureuse et prenante, et tant
leurs cérémonies avaient d’attrait. L’ignorance religieuse
était aussi générale qu’aujourd’hui, et les cerveaux plus
encombrés d’objections et d’erreurs, au moins dans la
classe bourgeoise, celle d’ailleurs, qu’ils entameront le
moins. Par contre, ils retrouvaient dans la plupart des
âmes, chez le peuple surtout, un reste de foi qui explique
à leur avantage la différence de succès entre leurs
missions et les nôtres. Trop souvent, de nos jours, on
sème sur la route ou parmi les épines ; il y avait alors
plus de terrains légers qui recevaient avec joie la
semence, mais pour combien de temps? Il y avait aussi bien
des terres en friche, mais généreuses et capables de
fruit, qu’il fallait défoncer à grands coups jusqu’en
leurs profondeurs. Les missionnaires n’y manquaient pas :
ils prêchaient la vérité chrétienne sans réticence et sans
ménagement : les fins dernières surtout. La mort, le
jugement et l’enfer, étaient les thèmes sans cesse
renouvelés de cette prédication qui attirait alors parce
qu’on avait la foi, et qui ferait fuir aujourd’hui parce
qu’on ne l'a plus.
Leur conviction ardente, leur esprit de foi,
leurs dons oratoires aussi, firent des prodiges. Il y a eu
parmi eux des orateurs de premier ordre, et des hommes
d’une haute vertu. Est-ce à dire qu’ils n’aient jamais,
sans le vouloir et sans le savoir, abusé de leurs dons,
forcé la note, exagéré les sujets de terreur? L’excès en
tout est un défaut, et à trop employer le ressort de la
crainte, on risque de le briser. On risque aussi, parfois,
de rendre odieux ou redoutable l’homme qui apparaît trop
comme le héraut et presque le prophète des châtiments
divins.
Les cantiques... du texte doctrinal sur des chansons
populaires connues
Un des attraits de leurs réunions sur lequel, à bon droit,
les missionnaires comptaient le plus, c’étaient les
cantiques. Ils les prenaient de toutes mains, et point ne
se souciaient de leur musique profane, pourvu qu’elle fût
simple et chantante, un bon véhicule du texte ; car c’est le texte, doctrine ou piété, qui
importait ici. Le cantique, pour eux, c’était la chanson
populaire mise au service de Dieu et du prochain.
La diversification des cibles et des exercices
Rien ne prouve mieux la foi et le désintéressement des
missionnaires, que leur zèle à évangéliser les pauvres,
les malades, les prisonniers, les femmes perdues et les
forçats eux-mêmes. Il n’y eut guère de missions de villes
sans ces retraites particulières, souvent bénies de Dieu,
et qui donnèrent plus d’une fois naissance à des œuvres
d’assistance ou de relèvement.
Il y avait surtout, au cours de la mission,
des retraites d’hommes et de femmes qui furent de très
actifs moyens de retour à Dieu. Des missions plus courtes,
appelées aussi retraites, furent prêchées un peu partout
avec de grands fruits. Il y eut enfin, en diverses régions
de France, mais particulièrement en Vendée, en Bretagne,
et à Paris au Mont-Valérien, des retraites fermées pour
l’un et l’autre sexe, qui contribuèrent puissamment à la
formation d’une élite chrétienne dans les paroisses.
Rappelons au passage les retraites religieuses et
sacerdotales dont la pratique se rétablit alors, et que
prêchèrent souvent les missionnaires ; et l’on se
convaincra que leur activité et leur zèle débordaient
largement le cadre des missions. Je n’ai pas parlé des
retraites dans les collèges et dans les garnisons, que je
réserve pour la seconde partie.
Les grandes cérémonies ostentatoires
Sachant que les impressions les plus fortes,
dans le peuple principalement, viennent à l’âme par les
sens, les missionnaires de la Restauration s’étaient
empressés de reprendre, comme un héritage des devanciers,
les grandes cérémonies de l’amende honorable pour les
péchés, de la rénovation des vœux du baptême et de la
consécration à Marie. C’étaient des spectacles émouvants
de voir, comme à Grenoble, trois mille hommes à la fois,
levant la main, renouveler avec fermeté leur promesse de
vie chrétienne ; ou des foules entières, dans un élan de
ferveur et de sincérité indéniables, pardonner à leurs
enjiemis.
Ces cérémonies à l’église ne suffisaient pas
aux missionnaires. Ils n’avaient garde de se laisser
enfermer dans les temples, et en principe ils avaient bien
raison. La religion catholique n’était-elle pas la
religion de l’Etat ? N’était-il pas nécessaire et urgent
de restaurer le culte public dans un pays resté, en dépit
de tout, chrétien et catholique dans son immense majorité
? Ils sortaient donc en grande pompe ; ces processions ne
nuisaient à personne et plaisaient à la masse, à tel point
que les protestants eux-mêmes, dans les villes où leur
nombre et l’existence d’un consistoire leur donnaient le
droit légal de s’y opposer, y concoururent plus d’une fois
en décorant leurs rues et leurs maisons, soit par sincère
libéralisme, soit qu’ils craignissent de se rendre
impopulaires. Une procession, pourtant, quoique souvent
d’un grand effet, put avoir ici ou là des inconvénients :
c’était la cérémonie au cimetière, fort naturelle en soi,
mais qui mettait les nerfs à une bien rude épreuve, quand
on prêchait devant une fosse vide et un crâne à la main! Les confessions... le saint tribunal
Par l’ensemble de ces moyens, la mission
atteignait, dans une assez large mesure, son but essentiel
qui était de réconcilier les âmes avec Dieu. Le seul fait
qu’en beaucoup d'endroits il fallait faire appel, pour les
confessions, au clergé de la ville et à de nombreux curés
du voisinage, atteste éloquemment que la parole du
prédicateur ne demeurait pas stérile ; eux-mêmes
confessaient à tous leurs moments libres, souvent jusque
dans la nuit. Et pourtant, on n'accordait pas l’absolution
à aussi bon compte qu’aujourd’hui ; encore que les missionnaires paraissent, en général, avoir
été moins rigoristes que le clergé paroissial.
Au saint tribunal des questions se
présentaient, brûlantes d’actualité, comme les biens
nationaux et les mariages contractés sous la Révolution :
ou difficiles à résoudre, comme le prêt à intérêt;
ou des fautes banales et courantes, mais si dures à
avouer, telles que l’usure, le vol ou la fraude. Et quand
l’injustice était patente, nulle connivence à espérer de
ces juges intègres: point de pardon sans restitution, sans
promesse, du moins. Or, il est bien certain qu’il y eut
des restitutions nombreuses... Quelle leçon de moralité !
quelle preuve éloquente de l’efficacité des missions !
La chasse aux mauvais livres, à la danse...
Non moins légitimes dans le principe, mais plus
discutables dans l’application, étaient la chasse aux
mauvais livres, et l’hostilité déclarée à la danse. Les
missionnaires voyaient très nettement les ravages de
ceux-là dans les cerveaux, de celle-ci dans les mœurs.
Mais sans doute eût-il mieux valu éclairer les esprits,
alerter les consciences, sans présider eux-mêmes et en
public à la destruction des livres, sans faire prêter aux
danseuses, à contre cœur, des serments qu’elles ne
tiendraient pas.
Les communions durant des heures entières
Le retour à Dieu s’affirmait publiquement par les
communions générales et séparées d’hommes et de femmes, au
grand jour, durant des heures entières. Et s’il est
impossible d’indiquer leur rapport à la population
totale d’une cité, c’est que toujours, ou presque, les
campagnes environnantes avaient fourni leur appoint, non
seulement d’auditeurs, mais de participants à la Table
sainte. Le nombre assez élevé des premières communions
d’adultes et des mariages régularisés du fait de la
mission, est un indice de plus du concours efficace prêté
par elle au clergé paroissial, dans l’œuvre si nécessaire
du relèvement religieux et moral de la France.
La nécessité des œuvres de persévérance
Pour assurer contre la faiblesse
humaine des résultats péniblement acquis, rien ne valait
ces œuvres de persévérance que les missionnaires avaient à
cœur de fonder comme le complément naturel des exercices.
Par les associations de charité ou de piété, souvent les
deux ensemble, on s’efforçait de créer une élite
victorieuse du respect humain, soucieuse de donner l’exemple et d’exercer l’apostolat
dans sa sphère d’influence, tout en faisant le bien sous
toutes ses formes. La Congrégation, si calomniée, fut
l’alliée fidèle de la Mission; et
on les trouve l’une et l’autre à l’origine du mouvement
chrétien qui, en un temps où la question sociale n’était
qu’à ses débuts, créait déjà, dans Paris surtout, des
œuvres magnifiques trop peu connues de notre temps. Il y
aurait profit et fierté, pour les catholiques de France, à
savoir qu’Ozanam fut un disciple autant qu’un précurseur.
La plantation de la croix... un
certain manque de discrétion
Venait enfin cette plantation de croix,
cérémonie par excellence et couronnement obligé de la
mission, du moins aux yeux des missionnaires et des curés
eux-mêmes, et probablement des évêques, qui venaient
volontiers présider et confirmer ce jour-là. L'historien a
le devoir de se mettre d’abord à leur point de vue, pour
rendre justice à leurs intentions si droites, et
pour constater le succès immédiat d’une journée qui, en
attirant des foules innombrables, leur laissait, avec le
Calvaire, un souvenir du passage de Dieu.
Mais cela fait, le même historien a le droit
de s’écarter un peu de ce point de vue et de se demander,
dans le recul du temps, à la lumière des événements
passés, si ce triomphe du Crucifix ne fut pas
quelquefois plus apparent que réel, s’il n’était pas
acheté à trop haut prix. Peut-être une journée moins
spectaculaire, moins longuement préparée, moins bruyante,
une croix moins gigantesque, un emplacement plus discret,
eussent-ils créé un climat plus favorable au recueillement
final delà mission, à l’humilité des missionnaires, à
l’apaisement des esprits revêches ; et n’eût-on pas vu en
1830 une telle explosion de rancunes comprimées, de
souvenirs exaspérés, qui abattit tant de croix naguère
acclamées du peuple, ou força le clergé à les rentrer
piteusement dans les églises.
Reconnaissons, d’ailleurs, que l’intention
des missionnaires allait au delà d’une journée triomphale.
Dans leur pensée, le culte de la Croix devait être un
élément de persévérance; il le fut en effet, tout au moins
dans les premiers temps qui suivaient leur départ, et où
le Calvaire était assidûment visité.
Les adieux des missionnaires
Leurs adieux à la paroisse, souvent
empreints, de part et d’autre, d’une émotion et d’une
affection sincères, attestaient une fois encore l’empire
qu’ils avaient su prendre sur les esprits et sur les
cœurs. Souvent aussi le moment du départ donnait lieu à
des manifestations touchantes ; et comme saint Paul
quittant les Ephésiens, plus d’une fois l’on vit des
gardes nationaux et de nombreux fidèles les accompagner
longtemps sur la route, avec des marques non-équivoques de
reconnaissance, d’attachement et de regrets.
Combien de temps duraient ces bonnes dispositions? quelle
était la persévérance dans la pratique et dans l’esprit
chrétien? C’est aujourd’hui le secret de Dieu. Nous sommes
trop loin, et les documents trop rares, pour en juger à
bon escient. Mais le succès immédiat de tant de missions
signifie déjà bien des choses remises en place, bien des
paroisses améliorées, bien des âmes sauvées. Et comment
croire qu’il n’en soit rien resté? que tant d’associations
pieuses et charitables soient toutes, en peu d’années,
devenues stériles? Tout effort méthodique et bien
conçu porte son fruit qui en engendre d’autres ; dans
quelle mesure et pour combien de temps? Dieu le sait. “J’ai
planté, disait saint Paul, Apollon a arrosé, mais c’est
de Dieu qu’est venu l’accroissement”.