in Les
missions religieuses en France sous la Restauration
(1815-1830). Tome Premier. Le missionnaire et la Mission,
Abbé Ernest Sevrin, Procure des Prêtres et de la
Miséricorde, Saint-Mandé, 1948, pp. 314-329 et p. 338
Dans son ouvrage de 1948 sur les missions religieuses sous la Restauration (1815-1830), l'abbé Ernest Sevrin consacre quinze pages à la plantation de croix (chapitre XXIV), temps fort de ces missions. Il convient toutefois de prendre les descriptions de l'abbé Sevrin avec une certaine distance dans la mesure où cet historien des missions n'est pas totalement “neutre” et surtout qu'il écrit son texte sur la base des rapports faits par les missionnaires, 150 ans plus tôt. Les ouvrages “engagés” de l'abbé Bergier sur les missions de Beaupré-École en Franche-Comté de 1776 à 1850 et de Huot-Pleuroux sur les missions de 1860 à 1900, témoignent à cet égard de la même tendance à “raconter” l'histoire des missions du point de vue des ecclésiastiques. Retenons aussi le fait que l'abbé Sevrin se focalise plus sur les grandes villes (narrations plus abondantes sur les missions qui s'y sont déroulées) que sur les missions dans les villages (ce que l'on retrouve plus systématiquement dans les ouvrages des Bergier et Huot-Pleuroux). Ainsi, l'abbé Sevrin parle de l'érection de “très grandes croix” (parfois de 12 à 14 m de haut!...) : difficile d'imaginer la plantation de telles croix dans les villages du Doubs et du Jura. Il évoque aussi le concept de “plantation de croix” mais dans la pratique, en tout cas, pour ce que l'on connaît des missions dans les paroisses villageoises du Doubs et du Jura, on ne plante pas systématiquement une croix, surtout quand il en en existe déjà une (que l'on va par contre venir bénir). Le texte de l'abbé Sevrin sur la plantation des croix est focalisé sur la période de la Restauration, époque qui a vu une sorte de nouvelle guerre autour de la religion se développer (depuis la Révolution, et même un peu avant avec les Philosophes...) et qui se reproduira à la fin du XIXème siècle.
I. —
PRÉLIMINAIRES ET PRÉPARATIFS
Importance
aux yeux du clergé. — Au début de notre siècle, on
rencontrait encore ça et là, dans nos villes et nos
campagnes, des croix de mission portant la date de 1816 à
1829 ; mais la plupart avaient disparu, par l’outrage
du temps et encore plus des hommes. Dès la révolution de
183o, il fallut en rentrer beaucoup dans les églises pour
leur épargner la profanation. Il en reste à coup sur un
certain nombre qu’on
regarde à peine en passant ; et il est à souhaiter qu’on
ne vienne pas, sous prétexte d’art, commettre un acte de
vandalisme en supprimant les derniers vestiges d’un
mouvement missionnaire qui eut son mérite et sa grandeur.
La plantation de croix paraissait au clergé de France la
conclusion normale et presque nécessaire d'une mission. Il
s'agissait de frapper un dernier coup, le plus fort, le
plus décisif, qui graverait pour de longues années, dans
la mémoire des contemporains, le souvenir d’un bienfait de
Dieu ; et en érigeant ce Calvaire dans un endroit public
et fréquenté, de raviver le culte de la croix, de rendre
un hommage solennel à Jésus-Christ.
C’était donc la cérémonie par excellence, au moins la plus
spectaculaire, celle qui tient la plus large part dans les
comptes rendus. Le récit de chacune serait d’une monotonie
insupportable. - Tâchons de ne dire que l’essentiel, et
d’achever ainsi la physionomie générale des missions, en
réservant des traits individuels pour la partie proprement
historique.
Emplacement. — Longtemps d’avance, le chef des
missionnaires et le clergé paroissial s’étaient préoccupés
de l’emplacement du Calvaire. On sollicitait du maire et
de son conseil la cession d’un terrain public, le plus en
vue que faire se pouvait. Ce n’était pas seulement pour
attirer les regards, mais aussi pour réduire les risques
de profanation, en même temps que pour faciliter dans
l’avenir les processions et le culte de la Croix.
Elle fut dressée à Orléans, à Perpignan, à Bayeux, sur la
place ou parvis de la cathédrale ;
La chose n’allait pas toujours sans obstacle.
A Clermont, en 1818, il y eut des négociations laborieuses
entre le préfet, le conseil, l’évêque et M. Rauzan. Ce
dernier, chef de la mission, eût souhaité l’érection de la
croix sur
A Autun, en 1819, on eût adopté d’enthousiasme un terrain
communal ; mais le préfet exigea, selon la loi, une
délibération du conseil, qui s’empressa d'émettre un vote
favorable. L’année suivante, à Châlon-sur-Saône, le même
préfet qui, d’entente avec le maire, avait entravé la
mission de tout son pouvoir malgré le vœu de la
population, sentit qu’il avait été trop loin, et favorisa
l’érection de la croix en terrain public.
A la Ferté-sous-Jouarre, dans la Brie champenoise, la
mission de 1822 ne réussit qu’à moitié. Le chef des
Lazaristes écrivait : “Les libéraux de la Ferté ne veulent
pas de croix. On va leur en planter une... Nous n’avons
nulle part rencontré autant d’obstacles.” Et douze jours
après : “La croix s’élève à l’endroit même oui fut
renversé un Calvaire pour y élever la statue
de Marat. Cette statue et la butte n’existaient plus quand
nous sommes arrivés, mais on venait de planter et préparer
le local pour une salle de danse.” La croix fut donc
dressée en terrain public, malgré une forte opposition de
la classe moyenne, qui pourtant, le dernier jour, pavoisa
comme les autres ; mais on sent, des deux parts, le
frémissement de la lutte. La révolution de 1830 chassa une
deuxième fois la croix du Sauveur de ce malheureux terrain
contesté : on dut la rentrer à l’église sous les huées ;
le lendemain pendant la messe du curé, elle en fut
arrachée de force et mise en pièces.
Le vote de la municipalité ne fut pas favorable aux
missionnaires de Nogent-le-Rotrou, en 1828. Faute de
l’emplacement qu’ils demandaient sur une des promenades,
ils durent se contenter d’un terrain privé offert par un
maître d’école, nommé Rocton ; il y gagna le sobriquet de
Rocton-Golgotha. A Langres, en 1829, trente deux
propriétaires, et plus de vingt
à Doulaincourt, dans le même diocèse, rivalisèrent à qui
offrirait le terrain. Ces traits de foi et de générosité
laissent voir néanmoins que l’opinion n’était pas unanime,
et que les conseils municipaux s’étaient refusés à
consacrer le souvenir de la mission par un acte officiel.
Particularités. — En quelques grandes villes d’un
esprit religieux, telles que Toulouse et Nantes, plusieurs
paroisses voulurent leur croix de mission particulière,
avec une cérémonie spéciale. Par contre, il arriva, mais
rarement, que la mission se fit sans plantation de croix,
soit par prudence ou par nécessité, soit pour des causes
imprévues. A Arreau, dans les Landes, ce fut l’effet d'une
brouille avec le maire. A Crouy, à Mitry, villages de
Seine-et-Marne, ce fut le résultat des intrigues ourdies
par le ministre Decazes, activement secondé par Guizot, en
vue de supprimer toutes les cérémonies extérieures des
missions : ces faits seront racontés en leur lieu. A
Rouen, en 1826, l’opposition avait été si violente au
cours de la mission, qu’on n’osa pas ériger un calvaire.
En certaines régions, comme en Vendée, la plantation de
croix avait lieu de préférence au retour de mission,
retraite de dix à douze jours qui se faisait quelques mois
après la mission principale. C’était un moyen de justifier
le retour des missionnaires, et d’obliger en quelque sorte
la paroisse à ne pas déchoir trop tôt de sa ferveur.
La croix et le calvaire. — Les frais s’élevaient
d’ordinaire à plusieurs milliers de francs, somme
importante pour l’époque. A Bayonne, le “mémoire de bois,
fer et maçonnerie” montait à 2602 francs 40, plus 50
francs de supplément pour le sculpteur. L’église y
contribuait sans doute, quelquefois aussi la commune. Le
préfet des Bouches-du-Rhône signala au ministre qu’à
Tarascon le maire eût voulu une croix en fer ne coûtant
que 1 200 francs ; mais l'abbé Guyon insista pour une
croix en chêne de 1 800 francs. La croix de Romorantin, en
1825, fut aux frais de la ville.
D’ordinaire, une quête avait lieu à domicile par les soins
de personnes dévouées. Celle de Bayonne ne rapporta que
425 francs. A Nantes, la dépense fut couverte en trois
jours par des offrandes volontaires. A
Villefranche-de-Rouergue, trois commissions présidées par
le sous préfet, le maire et le procureur du roi, quêtèrent
dans toutes les maisons. De riches particuliers se
chargeaient parfois de la dépense : ainsi en
Maine-et-Loire, à Bauné, le vicomte et la vicomtesse de
Contades ; à Mouliherne, M. de l’Etoile, chevalier de
Saint-Louis, et M. Devilairs, propriétaire.
La croix de mission était souvent gigantesque, son poids
énorme. Celle de Blois avait 35 pieds (11 mètres 37),
et pesait 3 5oo livres. Celles de Caen et de Nevers, 42
pieds. Celle de Clermont est ainsi décrite : “La tige de
la croix, en bois de chêne, d’un pied d’équarrissage, de
42 pieds de long, avec sa traverse de 10 pieds, était
peinte en acajou. Le Christ, de grandeur héroïque, haut de
9 à 10 pieds, en bois de noyer.” Le maire de Toulouse
écrit au ministre, en 1819, que la croix pèse 82 quintaux,
et qu’elle fut transportée en voiture, et non à bras,
crainte d’accident. Les visiteurs de la cathédrale de
Chartres peuvent encore voir, à droite en entrant, sous le
clocher vieux, l’immense croix de mission de 1827, si
lourde qu’on dut en prendre une autre pour le parcours. On
prétend que celle de Reims était haute de 72 pieds (23
mètres 40), et pesait 12 milliers.
Il est douteux que ces calvaires fussent généralement des
œuvres d’art. Certaines gravures sur bois qui nous les
représentent — et qui elles-mêmes ne sont pas des
chefs-d’œuvre — en donnent une assez piètre idée. Un
témoin du moment où le Christ de Dijon, jusque-là voilé,
fut découvert aux yeux des fidèles, dépeint avec
admiration “ce teint livide, ce visage, ce côté, ces
mains, ces pieds où le sang ruisselle...”. On sent que
l’artiste n’avait pas épargné le rouge. Les écrivains
ennemis des missions ne manquaient pas de railler ces
Christs gauchement sculptés et coloriés. Mais la foi
populaire n’y regarde pas de si près ; du reste, ils
étaient faits pour la vue à distance. Et puis,
franchement, tout n’est pas merveille non plus dans les
œuvres du passé : quand on regarde, même de loin, certains
personnages de
vitraux, l’on a grand peine à ne pas les trouver
horribles.
Les porteurs. — Il s’agissait maintenant de recruter
les porteurs de la croix ; et comme on pense, plus la
mission avait réussi, plus c’était chose facile. En plein
hiver, le 24 janvier 1817, à celle de Montauban, soixante
jeunes gens nu-pieds portaient l’emblème du salut. Parfois
l’empressement fut tel, qu’on dut créer cinq ou six
divisions de gardes nationaux, d’habitants et de soldats.
A Bayeux, les équipes étaient de plus de cent hommes à la
fois ; de même à Clermont, où douze cents porteurs se
succédaient en douze divisions, distinguées par des rubans
de couleur diverse. A Nantes, il y eut treize divisions,
chacune de cent vingt à cent quarante hommes ; treize
cents porteurs à Besançon, dix-huit cents à Strasbourg.
Assez souvent des fonctionnaires, des magistrats, des
notables, se faisaient honneur de porter la croix : c’est
ce qu’on vit à Coulommiers, à Saint-Omer, et en bien
d’autres lieux. Le maire et les conseillers de Flavigny,
en Lorraine, voulurent s’en charger eux seuls ; à Vie, ils
fournirent la première étape : le poids et le parcours
étaient moindres, évidemment. A Mouliherne, au diocèse
d’Angers, le Christ, séparé de la croix, fut porté sur les
épaules de huit prêtres : c’était peut-être un usage des
missions de leur réserver cet honneur.
Il fallait bien encadrer et former ces bonnes volontés
presque trop nombreuses, et facilement susceptibles ou
rivales. On s’y employait avez zèle, et sans doute en
plein air, sous
les regards curieux des badauds : cela ne devait pas aller
sans quelque dissipation, rançon inévitable des cérémonies
à grand spectacle.
La croix gigantesque reposait à plan incliné, sur un
brancard de dimensions proportionnées aux siennes, et qui
naturellement l’alourdissait de son propre poids. Tantôt,
comme à Pont-l’Évêque, ou à Marcigny au diocèse d’Autun,
les hommes étaient commandés par des officiers en
retraite. Tantôt et plus souvent, je pense, les
missionnaires eux-mêmes, dont plusieurs avaient été
soldats, dirigeaient la manœuvre. A
Villefranche-d’Aveyron, le chef de la mission, l’abbé
Guérin, un jeune qui avait su prendre un ascendant
extraordinaire, exerça pendant quelque temps sept à huit
cents hommes, enrôlés en six divisions. L’on vit à
Chartres et à Nogent-le-Rotrou M. Delahaye, ancien
officier de dragons, monter sur le brancard et commander
militairement. On s’en étonnait
Décoration
des maisons et des rues. — La ville enfin, ou bien
l’humble village, prenait sa parure de fête, qui ne le
cédait en rien à ce que nous pouvons faire de mieux
aujourd’hui. Partout des draps et des tapisseries, des
guirlandes et des festons, des inscriptions, des
feuillages, des fleurs. Il y eut au Jubilé de Nantes
vingt-cinq arcs de triomphe sur un immense parcours. Les
bâtiments officiels, à présent nus et hostiles, n’étaient
pas les moins décorés. Le drapeau blanc flottait à bien
des fenêtres, malheureux seulement de n’exprimer que l’âme
d’une partie de la nation. Que n’était-il possible de
déployer côte à côte, fraternellement, l’emblème des
Bourbons et les trois couleurs du peuple ! Quel symbole
d’union, quel gage de stabilité ! Mais cela ne se pouvait
pas : l’un des drapeaux était proscrit ; et ne l’eùt-il
pas été, le rapprochement n’eût fait qu’accentuer la
division des esprits et des cœurs. On invitait plus
volontiers les chevaliers de Saint-Louis que ceux de la
Légion d'Honneur ; et nous voyons un sous-préfet réparer
de lui-même cette omission.
II. — LA PROCESSION
Parcours et cortège. — Le jour venu, bien avant
l’heure, une foule immense emplissait les rues. De
plusieurs lieues à la ronde, les villageois accouraient,
tantôt à leur guise et en
Il y eut, en chiffres ronds, plus de 10 000 personnes
dans la petite ville d’Essoyes en Champagne; au moins 14
000 à Blois, sur le mail Germonière où fut plantée la
croix; 15 000 à Condom, 20 000 à Carcassonne, 25 000
à Cherbourg. Le nombre des étrangers fut évalué à 8 000
pour Cahors, plus de 20 000 pour Clermont-Ferrand, 40 000
pour Avignon. A Villefranche, la population se trouva
doublée.
Le cortège se constituait. En tête venaient les écoles,
les pensionnats, les collèges, les confréries et les
communautés, les jeunes filles en blanc et bleu, les dames
en noir; et tout
Telle était dans les grandes cités, et proportionnellement
dans les petites, l’interminable procession où chacun,
sans trouble et sans heurt, devait trouver la place qui
convenait. Ce n’était pas petite affaire que d’éviter là
confusion et l’embouteillage, alors que bien des villes,
encore entourées de leurs remparts et sillonnées de rues
moyenâgeuses, étaient plus à l’étroit et les abords des
cathédrales beaucoup moins dégagés qu’aujourd’hui. Un long
parcours permettait au cortège de se déployer à l’aise et
de satisfaire la foule innombrable des curieux. Chacun
voyait, durant une heure entière, se dérouler devant lui
un étonnant spectacle, fait de mouvement et de couleur, de
prière et de chant, et où tous les âges, toutes les
conditions, toutes les variétés du milieu social
semblaient, pour quelques heures, se réunir et fraterniser
sous le signe de la croix. Cela ne s’était pas vu depuis
si longtemps !
Il est probable que les porteurs, flattés de jouer un rôle
sous les yeux du public., mêlaient à leur élan de foi
quelque peu de gloriole humaine. Écoutons le récit d’un
Clermontois enthousiaste : “Chaque division refusait de
s’arrêter au terme prescrit : Encore! encore! criait
chacun de ces braves gens, pris dans toutes les classes,
nobles, chevaliers de Saint-Louis, marchands, artisans,
cultivateurs, mais surtout et avant tout, quatre divisions
de cette garde nationale qui a voulu remporter tous les
prix glorieux de cette religieuse journée.”
Observons ici que la garde nationale était composée de
citoyens ou de fils de citoyens payant l’impôt : sa
présence et son empressement à de telles cérémonies
atteste donc à sa manière la popularité de la mission.
Érection de la Croix. — Après avoir, pendant une
heure ou deux, quelquefois davantage, fait le tour de la
ville ou parcouru les principales rues, le cortège
arrivait enfin à l’emplacement de la croix, où un large
espace était ménagé, clos de barrières au besoin, pour
contenir le clergé, les autorités, les ouvriers et les
porteurs. Une immense acclamation s’élevait, et l’on se
mettait en devoir aussitôt de clouer le Christ à la croix
et de le dresser sur le socle majestueux qui l’attendait.
Cette opération était fort longue et présentait de grandes
difficultés. On en aura l’idée d’après ce qu’écrivait à
son supérieur le Père Guibert, Oblat de Marie, émerveillé
de la rapidité qu’on y avait mise à
Saint-André-de-Majencoules, près de Nîmes : “La croix a
été élevée en un moment et comme par enchantement. Avec
des barres et des échelles, quelques hommes ont fait en
une heure ce que les gens de l’art n’eussent pas fait en
quatre.”.
Un moment qui dure une heure... Rien ne montre mieux la
relativité du temps. On ne s’en tirait pas souvent à si
bon compte. A Villefranche, où la chose alla aussi toute
seule, on y mit plus de temps, le 22 avril 1826. A six
heures du soir, au pas de charge, on arrivait sur la place
Notre-Dame; le travail commence aussitôt : Au moyen d’une
mécanique simple et facile, la croix s’élève comme
d’elle-même, sans effort et sans accident; à sept heures
et demie elle est debout” ; mais la nuit est venue. On
avait donc mis une heure et demie, dans les conditions les
meilleures. Il fallait d’ordinaire au moins deux heures
pour que la croix fût dressée et fixée : “L’opération a
duré deux heures et demie, écrit le narrateur de Clermont.
La croix s’est élevée doucement et par des mouvements si
bien combinés, qu’elle s’est placée comme d’elle-même
au-dessus du piédestal, et s’y est enfoncée comme par un
mouvement naturel et nécessaire.”
A mettre les choses au mieux, et tout accident écarté, il
n’en fallait pas moins, pendant deux heures ou davantage,
entretenir la ferveur du peuple, faire prier et chanter
sans arrêt. De Notre-Dame de la Rouvière, dans le Gard, le
Père Guibert écrit encore, en 1825 : “Les cris de Vive
la Croix! vive Jésus-Christ ! vive la Religion! étaient
répétés à chaque instant,
au point de ralentir le travail des ouvriers (qui ne
pouvaient plus s’entendre.” La scène, au total, devait
être assez bruyante, et l’attente assez méritoire, surtout
quand le mauvais temps ou le froid se mettaient de la
partie, car les missions avaient lieu le plus souvent en
hiver.
Le sermon. — Sitôt la croix fixée, le prédicateur
montait près du socle, et adressait à l’immense foule un
dernier discours où il mettait toute sa puissance de voix,
toute sa chaleur de cœur, toutes les ressources de son
éloquence, pour adjurer ces chrétiens, les uns affermis
les autres ramenés dans la bonne voie, de rester fidèles à
leurs engagements, et pour lancer un dernier appel à ceux
qui, jusqu’au bout, avaient repoussé le bienfait de Dieu.
Ce discours faisait d’ordinaire un grand effet. L'orateur
les sommait, une fois encore, de pardonner à leurs
ennemis, et leur faisait pousser de nouvelles acclamations
: Vive Jésus ! vive la Croix ! qu’on répétait avec
plus ou moins d’enthousiasme, selon que la mission avait
plus ou moins gagné les esprits et les cœurs.
Les Missionnaires de France et les Jésuites (sans doute
aussi les autres), ne manquaient pas cette occasion de
faire acclamer la dynastie. Les cris de Vive le Roi !
vivent lesBourbons ! furent jusqu’à la fin
l’accompagnement obligé de leurs plantations de croix ; et
l'on peut être sur que le fameux cantique : Les
Bourbons et la Foi, retentissait au pied du Calvaire
durant cette longue attente. On criait aussi : Vivent
les Missionnaires ! Ils imposaient silence, heureux
au fond de leur popularité. On allait ensuite baiser le
bois ou le socle de la croix, et l’on retournait
processionnellement comme on était venu.
Durée de la cérémonie. Contretemps. — La plantation
de croix avec sa procession et le défilé devant le
Calvaire, ne durait pas, dans les villes, moins de quatre
heures : c’est le chiffre donné pour Orléans, Bordeaux,
Bourges, Besançon ; dans cette dernière ville, on partit à
dix heures et demie, et tout fut fini à deux heures et
demie : les heures des repas
Une opération si difficile n’allait pas toujours sans
contre-temps, ni même sans accidents.
A Noyon, la fracture d’une machine obligea de remettre au
lendemain. A la Flèche, non seulement la machine se brisa,
mais la croix elle-même, qui tomba sur la foule et fit
plusieurs blessés; on la répara promptement, et elle fut
érigée deux jours après. Quand on
III. — PLANTATION DE CROIX A DIJON, EN 1824
La mission avait admirablement réussi. La cérémonie de
clôture fut fixée au jeudi 22 avril.
Dès le 29 mars, on avait annoncé une souscription pour les
frais de la croix : en moins de six jours, les notables
recueillirent près de14 000 francs, et toutes les classes
y contribuèrent. M. Rauzan avait choisi lui-même un
emplacement très favorable, en avant de la porte Gondé
(anciennement Guillaume), entre les deux routes de
Plombières et de Val-Suzon. Huit jours avant la cérémonie,
on fit appel aux hommes de bonne volonté : plus de six
cents porteurs se présentèrent, qui furent classés en
quatre divisions de cent cinquante hommes, chacune ayant
ses chefs, son drapeau et sa couleur : blanc, rose, vert
et jaune. Un missionnaire les exerça pendant quatre jours,
car la croix avec son brancard
Toute la garnison et la garde nationale furent sous les
armes. Un régiment d’artillerie avec quatre pièces de
canon avait été mandé d’Auxonne... Des habitants des
villages voisins, conduits par leur pasteur, la croix en
tête et bannière déployée, étaient venus
processionnellement dès le matin pour prendre part à la
fête.
A dix heures, la foule se pressait devant la cathédrale
Saint-Bénigne, où un dixième à peine purent entrer. La
procession s’organisa, telle à peu près qu’elle se faisait
partout. Entre les rangs des trois paroisses, le chœur de
cantiques était suivi à quelque distance de celui des
chanteurs ; puis le clergé de la ville et de quelques
paroisses voisines. C’était la première partie de la
procession, qui avançait déjà jusque dans la rue du
Refuge.
Cependant, la croix n’arrivait pas. On était allé la
chercher à l’ancienne église Saint-Étienne, où sa
construction avait été mise au point. Mais il faut croire
que les manœuvres, répétées pendant quatre jours,
s’étaient faites à vide, car une fois posée sur le
brancard décoré de draperies blanches et rouges, on
s’aperçut que des supports étaient trop longs, et que le
manque d’équilibre rendait la marche impossible aux
porteurs. Après deux heures de travail, la croix fut
apportée enfin sur la place Saint-Philibert, à la porte de
la cathédrale, où l’évêque la bénit ; à ce moment l’on
découvrit le Christ, jusque-là voilé, et qui semble, par
bonheur, avoir été cloué d’avance, contrairement à l’usage
reçu.
Vingt-cinq coups de canon annoncèrent la mise en train du
cortège, dont la seconde partie, marchant derrière la
croix, se composait de l’évêque et d’un nombreux clergé,
des autorités civiles et militaires en grand costume,
suivis d’une multitude d’ecclésiastiques en noir, des
Frères des Écoles chrétiennes et d’une foule innombrable.
La garnison entière
On mit ainsi quatre heures à atteindre le lieu du
Calvaire, où le Christ fut salué d’une nouvelle salve de
coups de canon. Les missionnaires se hâtaient de ranger
cette foule, évaluée à vingt-cinq mille personnes. Les
jeunes tilles et les dames se placèrent en amphithéâtre
sur le revers de l’esplanade, derrière la croix; les
autres tout autour en vaste demi-cercle ; l’évêque et les
autorités au centre. Et ce mélange de costumes aux
couleurs diverses, de bannières, de drapeaux,
d’oriflammes, “offraient, dit un journal, l’image d’un
parterre émaillé de fleurs”.
Malheureusement, un contretemps fâcheux vint de nouveau
attrister cette cérémonie grandiose et la réduire à une
espèce d’échec. Le brancard mal ajusté avait déjà retardé
de deux heures la mise en marche ; et quand les ouvriers
s’efforcèrent d’ériger la croix, le pied de chèvre se
trouva insuffisant à soulever un poids aussi énorme ;
“après deux heures d’inutiles efforts, il fallut y
renoncer”. M. Rauzan consola de son mieux les fidèles
déçus, et remit au dimanche l’adoration de la croix.
Cinquante coups de canon saluèrent la fin de cette
solennité. Il était sept heures du soir ; et Mgr
Martin de Boisville qui, depuis midi n’avait pas quitté un
instant le cortège, fut reconduit processionnellement. Il
avait le droit d’être las! Mais ceux et celles, y compris
les enfants, qui, deux heures avant lui, occupaient déjà
leur place, que devaient-ils penser d’une cérémonie de
neuf heures entières ? On avait tout prévu, excepté deux
points essentiels.
Le lendemain, la croix fut érigée. Et le dimanche à midi,
les trois paroisses avec leur clergé et leurs autorités
respectives, y retournèrent séparément. Toute la ville
était encore là ; les gardes nationaux et la garnison
défilèrent devant la croix. En présence de l’évêque, du
haut de l’estrade, M. Rauzan fit le discours qu’il n’avait
pu prononcer le jeudi. “La mission de Dijon, s’écria-t-il,
a eu cela de remarquable que l’élan des cœurs y a été le
même dans toutes les classes : le riche comme le pauvre,
l’homme ignoré aussi bien que l’homme en vue, se sont
donné mutuellement l'exemple du zèle, de l’édification et
d’un retour sincère vers Dieu.”
Il fit acclamer le Christ ; puis il parla du roi — c'était
encore Louis XVIII — et de la famille royale, dont il
rappela les malheurs et les bienfaits. “Aussitot, dit le
narrateur, les cris successifs de Vive le Roi ! vivent
les Bourbons ! vive la Légitimité ! se sont fait
entendre de toutes parts avec cet enthousiasme qui ne peut
appartenir qu’à de bons Français et à de vrais chrétiens.”
Six ans plus lard, juillet 1830, après trois jours
d'emeute, le trône des Bourbons était renversé. La
duchesse d'Angoulème, fille de Louis XVI, nièce du roi
Charles X. revint en toute
hâte de Vichy et fit halte à Dijon. Fière et courageuse,
elle parut au théâtre ou elle fut insultée par
l'assistance. Le lendemain à quatre heures du matin, quand
elle quitta la préfecture où elle avait couché, une foule
immense l'attendit à cette porte Guillaume prés de
laquelle s’élevait le Calvaire où les Bourbons avaient été
acclamés en 1824 ; et comme la veille, les cris de Vive
la Charte! à bas les ministres ! la poursuivirent
assez longtemps sur la route de Paris.
[p. 338, un petit
complément]
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire
En se frappant le cœur baiser tes pieds sanglants