Documentation

Les Missions religieuses en France sous la Restauration (1815-1830)
La plantation de croix
Abbé Ernest Sevrin (1948)

in Les missions religieuses en France sous la Restauration (1815-1830). Tome Premier. Le missionnaire et la Mission, Abbé Ernest Sevrin, Procure des Prêtres et de la Miséricorde, Saint-Mandé, 1948, pp. 314-329 et p. 338

Dans son ouvrage de 1948 sur les missions religieuses sous la Restauration (1815-1830), l'abbé Ernest Sevrin consacre quinze pages à la plantation de croix (chapitre XXIV), temps fort de ces missions.  Il convient toutefois de prendre les descriptions de l'abbé Sevrin avec une certaine distance dans la mesure où cet historien des missions n'est pas totalement “neutre” et surtout qu'il écrit son texte sur la base des rapports faits par les missionnaires, 150 ans plus tôt. Les ouvrages “engagés” de l'abbé Bergier sur les missions de Beaupré-École en Franche-Comté de 1776 à 1850 et de Huot-Pleuroux sur les missions de 1860 à 1900, témoignent à cet égard de la même tendance à “raconter” l'histoire des missions du point de vue des ecclésiastiques. Retenons aussi le fait que l'abbé Sevrin se focalise plus sur les grandes villes (narrations plus abondantes sur les missions qui s'y sont déroulées) que sur les missions dans les villages (ce que l'on retrouve plus systématiquement dans les ouvrages des Bergier et Huot-Pleuroux). Ainsi, l'abbé Sevrin parle de l'érection de “très grandes croix” (parfois de 12 à 14 m de haut!...) : difficile d'imaginer la plantation de telles croix dans les villages du Doubs et du Jura. Il évoque aussi le concept de “plantation de croix” mais dans la pratique, en tout cas, pour ce que l'on connaît des missions dans les paroisses villageoises du Doubs et du Jura, on ne plante pas systématiquement une croix, surtout quand il en en existe déjà une (que l'on va par contre venir bénir). Le texte de l'abbé Sevrin sur la plantation des croix est focalisé sur la période de la Restauration, époque qui a vu une sorte de nouvelle guerre autour de la religion se développer (depuis la Révolution, et même un peu avant avec les Philosophes...) et qui se reproduira à la fin du XIXème siècle.


I. — PRÉLIMINAIRES ET PRÉPARATIFS


Importance aux yeux du clergé
. — Au début de notre siècle, on rencontrait encore ça et là, dans nos villes et nos campagnes, des croix de mission portant la date de 1816 à 1829 ; mais la plupart avaient disparu, par l’outrage du temps et encore plus des hommes. Dès la révolution de 183o, il fallut en rentrer beaucoup dans les églises pour leur épargner la profanation. Il en reste à coup sur un certain nombre  qu’on regarde à peine en passant ; et il est à souhaiter qu’on ne vienne pas, sous prétexte d’art, commettre un acte de vandalisme en supprimant les derniers vestiges d’un mouvement missionnaire qui eut son mérite et sa grandeur.

La plantation de croix paraissait au clergé de France la conclusion normale et presque nécessaire d'une mission. Il s'agissait de frapper un dernier coup, le plus fort, le plus décisif, qui graverait pour de longues années, dans la mémoire des contemporains, le souvenir d’un bienfait de Dieu ; et en érigeant ce Calvaire dans un endroit public et fréquenté, de raviver le culte de la croix, de rendre un hommage solennel à Jésus-Christ.

C’était donc la cérémonie par excellence, au moins la plus spectaculaire, celle qui tient la plus large part dans les comptes rendus. Le récit de chacune serait d’une monotonie insupportable. - Tâchons de ne dire que l’essentiel, et d’achever ainsi la physionomie générale des missions, en réservant des traits individuels pour la partie proprement historique.


Emplacement.
— Longtemps d’avance, le chef des missionnaires et le clergé paroissial s’étaient préoccupés de l’emplacement du Calvaire. On sollicitait du maire et de son conseil la cession d’un terrain public, le plus en vue que faire se pouvait. Ce n’était pas seulement pour attirer les regards, mais aussi pour réduire les risques de profanation, en même temps que pour faciliter dans l’avenir les processions et le culte de la Croix.

Elle fut dressée à Orléans, à Perpignan, à Bayeux, sur la place ou parvis de la cathédrale ;
à Chartres, près du pavillon de l’Horloge, entre les contreforts du clocher neuf ; à Arras,  sur l’emplacement de l’ancienne cathédrale ; à Cherbourg, à Condom, sur une des places publiques ; à la Rochelle, en face de la préfecture. Le Constitutionnel signala comme un abus l’érection de la croix d’Amiens, en 1825, au lieu dit “Saint Denis”, dans un des plus beaux quartiers, “emplacement précieux, destiné à former un marché”.
La chose n’allait pas toujours sans obstacle.

A Clermont, en 1818, il y eut des négociations laborieuses entre le préfet, le conseil, l’évêque et M. Rauzan. Ce dernier, chef de la mission, eût souhaité l’érection de la croix sur
une place un peu isolée ; le préfet s’y opposa. La municipalité offrit alors un terrain sur la route qui va de Clermont à Montferrand, à peu près à mi-chemin de ces deux villes qui  n’en faisaient qu’une ; M. Rauzan objecta que la croix serait plus exposée aux insultes. Il proposa enfin, d’accord avec l’évêque, de l’ériger contre le mur de la cathédrale, à droite de la grand’ porte, face à la rue principale de Clermont ; ce projet prévalut en dépit du préfet, qui battit en retraite par crainte de l’opinion entièrement acquise aux missionnaires.
A Autun, en 1819, on eût adopté d’enthousiasme un terrain communal ; mais le préfet exigea, selon la loi, une délibération du conseil, qui s’empressa d'émettre un vote favorable. L’année suivante, à Châlon-sur-Saône, le même préfet qui, d’entente avec le maire, avait entravé la mission de tout son pouvoir malgré le vœu de la population, sentit qu’il avait été trop loin, et favorisa l’érection de la croix en terrain public.

A la Ferté-sous-Jouarre, dans la Brie champenoise, la mission de 1822 ne réussit qu’à moitié. Le chef des Lazaristes écrivait : “Les libéraux de la Ferté ne veulent pas de croix. On va leur en planter une... Nous n’avons nulle part rencontré autant d’obstacles.” Et douze jours après : “La croix s’élève à l’endroit même oui fut renversé un Calvaire pour y  élever la statue de Marat. Cette statue et la butte n’existaient plus quand nous sommes arrivés, mais on venait de planter et préparer le local pour une salle de danse.” La croix fut donc dressée en terrain public, malgré une forte opposition de la classe moyenne, qui pourtant, le dernier jour, pavoisa comme les autres ; mais on sent, des deux parts, le frémissement de la lutte. La révolution de 1830 chassa une deuxième fois la croix du Sauveur de ce malheureux terrain contesté : on dut la rentrer à l’église sous les huées ; le lendemain pendant la messe du curé, elle en fut arrachée de force et mise en pièces.

Le vote de la municipalité ne fut pas favorable aux missionnaires de Nogent-le-Rotrou, en 1828. Faute de l’emplacement qu’ils demandaient sur une des promenades, ils durent se contenter d’un terrain privé offert par un maître d’école, nommé Rocton ; il y gagna le sobriquet de Rocton-Golgotha. A Langres, en 1829, trente deux propriétaires, et plus de  vingt à Doulaincourt, dans le même diocèse, rivalisèrent à qui offrirait le terrain. Ces traits de foi et de générosité laissent voir néanmoins que l’opinion n’était pas unanime, et que les conseils municipaux s’étaient refusés à consacrer le souvenir de la mission par un acte officiel.


Particularités.
— En quelques grandes villes d’un esprit religieux, telles que Toulouse et Nantes, plusieurs paroisses voulurent leur croix de mission particulière, avec une cérémonie spéciale. Par contre, il arriva, mais rarement, que la mission se fit sans plantation de croix, soit par prudence ou par nécessité, soit pour des causes imprévues. A Arreau, dans les Landes, ce fut l’effet d'une brouille avec le maire. A Crouy, à Mitry, villages de Seine-et-Marne, ce fut le résultat des intrigues ourdies par le ministre Decazes, activement secondé par Guizot, en vue de supprimer toutes les cérémonies extérieures des missions : ces faits seront racontés en leur lieu. A Rouen, en 1826, l’opposition avait été si violente au cours de la mission, qu’on n’osa pas ériger un calvaire.

En certaines régions, comme en Vendée, la plantation de croix avait lieu de préférence au retour de mission, retraite de dix à douze jours qui se faisait quelques mois après la mission principale. C’était un moyen de justifier le retour des missionnaires, et d’obliger en quelque sorte la paroisse à ne pas déchoir trop tôt de sa ferveur.


La croix et le calvaire.
— Les frais s’élevaient d’ordinaire à plusieurs milliers de francs, somme importante pour l’époque. A Bayonne, le “mémoire de bois, fer et maçonnerie” montait à 2602 francs 40, plus 50 francs de supplément pour le sculpteur. L’église y contribuait sans doute, quelquefois aussi la commune. Le préfet des Bouches-du-Rhône signala au ministre qu’à Tarascon le maire eût voulu une croix en fer ne coûtant que 1 200 francs ; mais l'abbé Guyon insista pour une croix en chêne de 1 800 francs. La croix de Romorantin, en 1825, fut aux frais de la ville.

D’ordinaire, une quête avait lieu à domicile par les soins de personnes dévouées. Celle de Bayonne ne rapporta que 425 francs. A Nantes, la dépense fut couverte en trois jours par des offrandes volontaires. A Villefranche-de-Rouergue, trois commissions présidées par le sous préfet, le maire et le procureur du roi, quêtèrent dans toutes les maisons. De riches particuliers se chargeaient parfois de la dépense : ainsi en Maine-et-Loire, à Bauné, le vicomte et la vicomtesse de Contades ; à Mouliherne, M. de l’Etoile, chevalier de Saint-Louis, et M. Devilairs, propriétaire.

La croix de mission était souvent gigantesque, son poids énorme. Celle de Blois avait 35 pieds (11 mètres 37), et pesait 3 5oo livres. Celles de Caen et de Nevers, 42 pieds. Celle de Clermont est ainsi décrite : “La tige de la croix, en bois de chêne, d’un pied d’équarrissage, de 42 pieds de long, avec sa traverse de 10 pieds, était peinte en acajou. Le Christ, de grandeur héroïque, haut de 9 à 10 pieds, en bois de noyer.” Le maire de Toulouse écrit au ministre, en 1819, que la croix pèse 82 quintaux, et qu’elle fut transportée en voiture, et non à bras, crainte d’accident. Les visiteurs de la cathé­drale de Chartres peuvent encore voir, à droite en entrant, sous le clocher vieux, l’immense croix de mission de 1827, si lourde qu’on dut en prendre une autre pour le parcours. On prétend que celle de Reims était haute de 72 pieds (23 mètres 40), et pesait 12 milliers.

Il est douteux que ces calvaires fussent généralement des œuvres d’art. Certaines gravures sur bois qui nous les représentent — et qui elles-mêmes ne sont pas des chefs-d’œuvre — en donnent une assez piètre idée. Un témoin du moment où le Christ de Dijon, jusque-là voilé, fut découvert aux yeux des fidèles, dépeint avec admiration “ce teint livide, ce visage, ce côté, ces mains, ces pieds où le sang ruisselle...”. On sent que l’artiste n’avait pas épargné le rouge. Les écrivains ennemis des missions ne manquaient pas de railler ces Christs gauchement sculptés et coloriés. Mais la foi populaire n’y regarde pas de si près ; du reste, ils étaient faits pour la vue à distance. Et puis, franchement, tout n’est pas merveille non plus dans les œuvres du passé : quand on regarde, même de loin, certains  personnages de vitraux, l’on a grand peine à ne pas les trouver horribles.


Les porteurs.
— Il s’agissait maintenant de recruter les porteurs de la croix ; et comme on pense, plus la mission avait réussi, plus c’était chose facile. En plein hiver, le 24 janvier 1817, à celle de Montauban, soixante jeunes gens nu-pieds portaient l’emblème du salut. Parfois l’empressement fut tel, qu’on dut créer cinq ou six divisions de gardes nationaux, d’habitants et de soldats. A Bayeux, les équipes étaient de plus de cent hommes à la fois ; de même à Clermont, où douze cents porteurs se succédaient en douze divisions, distinguées par des rubans de couleur diverse. A Nantes, il y eut treize divisions, chacune de cent vingt à cent quarante hommes ; treize cents porteurs à Besançon, dix-huit cents à Strasbourg.

Assez souvent des fonctionnaires, des magistrats, des notables, se faisaient honneur de porter la croix : c’est ce qu’on vit à Coulommiers, à Saint-Omer, et en bien d’autres lieux. Le maire et les conseillers de Flavigny, en Lorraine, voulurent s’en charger eux seuls ; à Vie, ils fournirent la première étape : le poids et le parcours étaient moindres, évidemment. A Mouliherne, au diocèse d’Angers, le Christ, séparé de la croix, fut porté sur les épaules de huit prêtres : c’était peut-être un usage des missions de leur réserver cet  honneur.

Il fallait bien encadrer et former ces bonnes volontés presque trop nombreuses, et facilement susceptibles ou rivales. On s’y employait avez zèle, et sans doute en plein air,  sous les regards curieux des badauds : cela ne devait pas aller sans quelque dissipation, rançon inévitable des cérémonies à grand spectacle.

La croix gigantesque reposait à plan incliné, sur un brancard de dimensions proportionnées aux siennes, et qui naturellement l’alourdissait de son propre poids. Tantôt, comme à Pont-l’Évêque, ou à Marcigny au diocèse d’Autun, les hommes étaient commandés par des officiers en retraite. Tantôt et plus souvent, je pense, les missionnaires eux-mêmes, dont plusieurs avaient été soldats, dirigeaient la manœuvre. A Villefranche-d’Aveyron, le chef de la mission, l’abbé Guérin, un jeune qui avait su prendre un ascendant extraordinaire, exerça pendant quelque temps sept à huit cents hommes, enrôlés en six divisions. L’on vit à Chartres et à Nogent-le-Rotrou M. Delahaye, ancien officier de dragons, monter sur le brancard et commander militairement. On s’en étonnait
peu, au sortir des guerres impériales où la discipline était si forte, et en un temps où beaucoup de citoyens, en qualité de gardes nationaux, avaient des exercices réguliers.


Décoration des maisons et des rues.
— La ville enfin, ou bien l’humble village, prenait sa parure de fête, qui ne le cédait en rien à ce que nous pouvons faire de mieux aujourd’hui. Partout des draps et des tapisseries, des guirlandes et des festons, des inscriptions, des feuillages, des fleurs. Il y eut au Jubilé de Nantes vingt-cinq arcs de triomphe sur un immense parcours. Les bâtiments officiels, à présent nus et hostiles, n’étaient pas les moins décorés. Le drapeau blanc flottait à bien des fenêtres, malheureux seulement de n’exprimer que l’âme d’une partie de la nation. Que n’était-il possible de déployer côte à côte, fraternellement, l’emblème des Bourbons et les trois couleurs du peuple ! Quel symbole d’union, quel gage de stabilité ! Mais cela ne se pouvait pas : l’un des drapeaux était proscrit ; et ne l’eùt-il pas été, le rapprochement n’eût fait qu’accentuer la division des esprits et des cœurs. On invitait plus volontiers les chevaliers de Saint-Louis que ceux de la Légion d'Honneur ; et nous voyons un sous-préfet réparer de lui-même cette omission.


II. — LA PROCESSION


Parcours et cortège.
— Le jour venu, bien avant l’heure, une foule immense emplissait les rues. De plusieurs lieues à la ronde, les villageois accouraient, tantôt à leur guise et en
curieux, pour jouir du spectacle, tantôt processionnellement et au chant des cantiques, bannières et curés en tête, pour prendre part à la cérémonie. La ville entière était en rumeur, les uns pressés aux fenêtres, aux balcons, aux terrasses, les autres sur les trottoirs et sur les quais, d’autres enfin, plus méritants, se joignant au cortège.
Il y eut, en chiffres ronds, plus de 10 000 personnes dans la petite ville d’Essoyes en Champagne; au moins 14 000 à Blois, sur le mail Germonière où fut plantée la croix; 15 000 à Condom, 20 000 à Carcassonne, 25 000 à Cherbourg. Le nombre des étrangers fut évalué à 8 000 pour Cahors, plus de 20 000 pour Clermont-Ferrand, 40 000 pour Avignon. A Villefranche, la population se trouva doublée.

Le cortège se constituait. En tête venaient les écoles, les pensionnats, les collèges, les confréries et les communautés, les jeunes filles en blanc et bleu, les dames en noir; et tout
ce monde avait à la main de petites croix, des drapeaux blancs, des oriflammes aux couleurs multiples; puis les jeunes gens et les hommes avec une croix à la boutonnière, les séminaristes en surplis ; entre les rangs, les bannières de corporations et de paroisses ; les musiques de régiment et les tambours. Les divisions de porteurs précédaient le brancard de la croix richement orné, derrière lequel marchaient l’évêque, ses dignitaires et un nombreux clergé, les autorités en grand costume, les magistrats en robe, les fonctionnaires et les notables qu’on avait eu soin d’inviter. Les gardes nationaux en uniforme portaient la croix, faisaient la haie, maintenaient l’ordre. Un détachement de gendarmes ou de gardes royaux à cheval ouvrait la marche, un autre la fermait ; et sur leurs pas se pressait une foule qui allait toujours grossissant.
Telle était dans les grandes cités, et proportionnellement dans les petites, l’interminable procession où chacun, sans trouble et sans heurt, devait trouver la place qui convenait. Ce n’était pas petite affaire que d’éviter là confusion et l’embouteillage, alors que bien des villes, encore entourées de leurs remparts et sillonnées de rues moyenâgeuses, étaient plus à l’étroit et les abords des cathédrales beaucoup moins dégagés qu’aujourd’hui. Un long parcours permettait au cortège de se déployer à l’aise et de satisfaire la foule innombrable des curieux. Chacun voyait, durant une heure entière, se dérouler devant lui un étonnant spectacle, fait de mouvement et de couleur, de prière et de chant, et où tous les âges, toutes les conditions, toutes les variétés du milieu social semblaient, pour quelques heures, se réunir et fraterniser sous le signe de la croix. Cela ne s’était pas vu depuis si longtemps !

Il y avait un moment d’intense curiosité quand la première division se plaçait sous le brancard et, au signal donné, partait à vive allure, donnant le branle au cortège entier. Au cri unanime de Vive la Croix! répondait le canon de la place et le roulement des tambours, puis la musique alternait avec les chœurs de chant et de cantiques. Le pas cadencé était nécessaire aux porteurs, pour éviter les secousses brutales et les chutes. Mais on reste pensif quand on les voit, à Villefranche et à Nantes, s’élancer au pas de charge et arriver de même. Sans doute les relais étaient-ils assez longs pour qu’on se remit à leur niveau?... mais il nous manque d’y avoir assisté pour nous en faire une idée exacte. Représentons-nous cent hommes à la fois épaulant le massif brancard, précédés ou suivis d’un millier d’autres, et fonçant au pas de charge vers les porte-bannières, les musiciens et les chanteurs, tandis que derrière eux les graves personnages ecclésiastiques et officiels s’époumonnent à les rattraper!
Il est probable que les porteurs, flattés de jouer un rôle sous les yeux du public., mêlaient à leur élan de foi quelque peu de gloriole humaine. Écoutons le récit d’un Clermontois enthousiaste : “Chaque division refusait de s’arrêter au terme prescrit : Encore! encore! criait chacun de ces braves gens, pris dans toutes les classes, nobles, chevaliers de Saint-Louis, marchands, artisans, cultivateurs, mais surtout et avant tout, quatre divisions de cette garde nationale qui a voulu remporter tous les prix glorieux de cette religieuse journée.”

Observons ici que la garde nationale était composée de citoyens ou de fils de citoyens payant l’impôt : sa présence et son empressement à de telles cérémonies atteste donc à sa manière la popularité de la mission.


Érection de la Croix.
— Après avoir, pendant une heure ou deux, quelquefois davantage, fait le tour de la ville ou parcouru les principales rues, le cortège arrivait enfin à l’emplacement de la croix, où un large espace était ménagé, clos de barrières au besoin, pour contenir le clergé, les autorités, les ouvriers et les porteurs. Une immense acclamation s’élevait, et l’on se mettait en devoir aussitôt de clouer le Christ à la croix et de le dresser sur le socle majestueux qui l’attendait. Cette opération était fort longue et présentait de grandes difficultés. On en aura l’idée d’après ce qu’écrivait à son supérieur le Père Guibert, Oblat de Marie, émerveillé de la rapidité qu’on y avait mise à Saint-André-de-Majencoules, près de Nîmes : “La croix a été élevée en un moment et comme par enchantement. Avec des barres et des échelles, quelques hommes ont fait en une heure ce que les gens de l’art n’eussent pas fait en quatre.”.

Un moment qui dure une heure... Rien ne montre mieux la relativité du temps. On ne s’en tirait pas souvent à si bon compte. A Villefranche, où la chose alla aussi toute seule, on y mit plus de temps, le 22 avril 1826. A six heures du soir, au pas de charge, on arrivait sur la place Notre-Dame; le travail commence aussitôt : Au moyen d’une mécanique simple et facile, la croix s’élève comme d’elle-même, sans effort et sans accident; à sept heures et demie elle est debout” ; mais la nuit est venue. On avait donc mis une heure et demie, dans les conditions les meilleures. Il fallait d’ordinaire au moins deux heures pour que la croix fût dressée et fixée : “L’opération a duré deux heures et demie, écrit le narrateur de Clermont. La croix s’est élevée doucement et par des mouvements si bien combinés, qu’elle s’est placée comme d’elle-même au-dessus du piédestal, et s’y est enfoncée comme par un mouvement naturel et nécessaire.”

A mettre les choses au mieux, et tout accident écarté, il n’en fallait pas moins, pendant deux heures ou davantage, entretenir la ferveur du peuple, faire prier et chanter sans arrêt. De Notre-Dame de la Rouvière, dans le Gard, le Père Guibert écrit encore, en 1825 : “Les cris de Vive la Croix! vive Jésus-Christ ! vive la Religion! étaient répétés à chaque  instant, au point de ralentir le travail des ouvriers (qui ne pouvaient plus s’entendre.” La scène, au total, devait être assez bruyante, et l’attente assez méritoire, surtout quand le mauvais temps ou le froid se mettaient de la partie, car les missions avaient lieu le plus souvent en hiver.


Le sermon.
— Sitôt la croix fixée, le prédicateur montait près du socle, et adressait à l’immense foule un dernier discours où il mettait toute sa puissance de voix, toute sa chaleur de cœur, toutes les ressources de son éloquence, pour adjurer ces chrétiens, les uns affermis les autres ramenés dans la bonne voie, de rester fidèles à leurs engagements, et pour lancer un dernier appel à ceux qui, jusqu’au bout, avaient repoussé le bienfait de Dieu. Ce discours faisait d’ordinaire un grand effet. L'orateur les sommait, une fois encore, de pardonner à leurs ennemis, et leur faisait pousser de nouvelles acclamations : Vive Jésus ! vive la Croix ! qu’on répétait avec plus ou moins d’enthousiasme, selon que la mission avait plus ou moins gagné les esprits et les cœurs.

Les Missionnaires de France et les Jésuites (sans doute aussi les autres), ne manquaient pas cette occasion de faire acclamer la dynastie. Les cris de Vive le Roi ! vivent lesBourbons ! furent jusqu’à la fin l’accompagnement obligé de leurs plantations de croix ; et l'on peut être sur que le fameux cantique : Les Bourbons et la Foi, retentissait au pied du Calvaire durant cette longue attente. On criait aussi : Vivent les Missionnaires ! Ils imposaient silence, heureux au fond de leur popularité. On allait ensuite baiser le bois ou le socle de la croix, et l’on retournait processionnellement comme on était venu.


Durée de la cérémonie. Contretemps.
— La plantation de croix avec sa procession et le défilé devant le Calvaire, ne durait pas, dans les villes, moins de quatre heures : c’est le chiffre donné pour Orléans, Bordeaux, Bourges, Besançon ; dans cette dernière ville, on partit à dix heures et demie, et tout fut fini à deux heures et demie : les heures des repas
n’étaient pas alors les mêmes qu’aujourd’hui. A Chalon-sur-Saône, la cérémonie dura cinq heures.
Une opération si difficile n’allait pas toujours sans contre-temps, ni même sans accidents.

A Noyon, la fracture d’une machine obligea de remettre au lendemain. A la Flèche, non seulement la machine se brisa, mais la croix elle-même, qui tomba sur la foule et fit plusieurs blessés; on la répara promptement, et elle fut érigée deux jours après. Quand on
se rappelle les proportions grandioses, et peut-être excessives, des Calvaires de mission, plantés sur un monticule ou sur un socle monumental, parmi une foule bruyante et indiscrète, on s’étonne plutôt que les accidents n’aient pas été plus nombreux et plus graves. Il y en eut un à Nancy, d’une autre sorte : on fit partir auprès de la croix des boites à pétards; l’une d’elles, mal chargée, atteignit un homme, et le blessa mortellement.  


III. — PLANTATION DE CROIX A DIJON, EN 1824

Je viens de raconter les plantations de croix telles qu’on les trouve à peu près partout, et je n’aurai plus à y revenir au cours de cet ouvrage, sauf dans quelques missions où elles eurent un éclat exceptionnel. Je vais seulement, à titre d’exemple, résumer celle de Dijon, qui eut lieu les 22 et 25 avril 1824, et dont nous avons une relation contemporaine, aussi détaillée qu’enthousiaste. Le lecteur y reconnaîtra les traits communs à toutes, mais il y verra aussi quelques particularités instructives.
La mission avait admirablement réussi. La cérémonie de clôture fut fixée au jeudi 22 avril.

Dès le 29 mars, on avait annoncé une souscription pour les frais de la croix : en moins de six jours, les notables recueillirent près de14 000 francs, et toutes les classes y contribuèrent. M. Rauzan avait choisi lui-même un emplacement très favorable, en avant de la porte Gondé (anciennement Guillaume), entre les deux routes de Plombières et de Val-Suzon. Huit jours avant la cérémonie, on fit appel aux hommes de bonne volonté : plus de six cents porteurs se présentèrent, qui furent classés en quatre divisions de cent cinquante hommes, chacune ayant ses chefs, son drapeau et sa couleur : blanc, rose, vert et jaune. Un missionnaire les exerça pendant quatre jours, car la croix avec son brancard
pesait neuf à dix milliers.
Toute la garnison et la garde nationale furent sous les armes. Un régiment d’artillerie avec quatre pièces de canon avait été mandé d’Auxonne... Des habitants des villages voisins, conduits par leur pasteur, la croix en tête et bannière déployée, étaient venus processionnellement dès le matin pour prendre part à la fête.

A dix heures, la foule se pressait devant la cathédrale Saint-Bénigne, où un dixième à peine purent entrer. La procession s’organisa, telle à peu près qu’elle se faisait partout. Entre les rangs des trois paroisses, le chœur de cantiques était suivi à quelque distance de celui des chanteurs ; puis le clergé de la ville et de quelques paroisses voisines. C’était la première partie de la procession, qui avançait déjà jusque dans la rue du Refuge.

Cependant, la croix n’arrivait pas. On était allé la chercher à l’ancienne église Saint-Étienne, où sa construction avait été mise au point. Mais il faut croire que les manœuvres, répétées pendant quatre jours, s’étaient faites à vide, car une fois posée sur le brancard décoré de draperies blanches et rouges, on s’aperçut que des supports étaient trop longs, et que le manque d’équilibre rendait la marche impossible aux porteurs. Après deux heures de travail, la croix fut apportée enfin sur la place Saint-Philibert, à la porte de la cathédrale, où l’évêque la bénit ; à ce moment l’on découvrit le Christ, jusque-là voilé, et qui semble, par bonheur, avoir été cloué d’avance, contrairement à l’usage reçu.

Vingt-cinq coups de canon annoncèrent la mise en train du cortège, dont la seconde partie, marchant derrière la croix, se composait de l’évêque et d’un nombreux clergé, des autorités civiles et militaires en grand costume, suivis d’une multitude d’ecclésiastiques en noir, des Frères des Écoles chrétiennes et d’une foule innombrable. La garnison entière
servait d’escorte, et la gendarmerie à cheval fermait la marche. Des spectateurs à toutes les fenêtres. Les quatorze stations du chemin de croix, toutes encadrées dans un arc de triomphe, jalonnaient le parcours. A chacunes d’elles on faisait une pause, et les porteurs se relayaient. Presque partout flottait le drapeau blanc.
On mit ainsi quatre heures à atteindre le lieu du Calvaire, où le Christ fut salué d’une nouvelle salve de coups de canon. Les missionnaires se hâtaient de ranger cette foule, évaluée à vingt-cinq mille personnes. Les jeunes tilles et les dames se placèrent en amphithéâtre sur le revers de l’esplanade, derrière la croix; les autres tout autour en vaste demi-cercle ; l’évêque et les autorités au centre. Et ce mélange de costumes aux couleurs diverses, de bannières, de drapeaux, d’oriflammes, “offraient, dit un journal, l’image d’un parterre émaillé de fleurs”.

Malheureusement, un contretemps fâcheux vint de nouveau attrister cette cérémonie grandiose et la réduire à une espèce d’échec. Le brancard mal ajusté avait déjà retardé de deux heures la mise en marche ; et quand les ouvriers s’efforcèrent d’ériger la croix, le pied de chèvre se trouva insuffisant à soulever un poids aussi énorme ; “après deux heures d’inutiles efforts, il fallut y renoncer”. M. Rauzan consola de son mieux les fidèles déçus, et remit au dimanche l’adoration de la croix. Cinquante coups de canon saluèrent la fin de cette solennité. Il était sept heures du soir ; et Mgr Martin de Boisville qui, depuis midi n’avait pas quitté un instant le cortège, fut reconduit processionnellement. Il avait le droit d’être las! Mais ceux et celles, y compris les enfants, qui, deux heures avant lui, occupaient déjà leur place, que devaient-ils penser d’une cérémonie de neuf heures entières ? On avait tout prévu, excepté deux points essentiels.

Le lendemain, la croix fut érigée. Et le dimanche à midi, les trois paroisses avec leur clergé et leurs autorités respectives, y retournèrent séparément. Toute la ville était encore là ; les gardes nationaux et la garnison défilèrent devant la croix. En présence de l’évêque, du haut de l’estrade, M. Rauzan fit le discours qu’il n’avait pu prononcer le jeudi. “La mission de Dijon, s’écria-t-il, a eu cela de remarquable que l’élan des cœurs y a été le même dans toutes les classes : le riche comme le pauvre, l’homme ignoré aussi bien que l’homme en vue, se sont donné mutuellement l'exemple du zèle, de l’édification et d’un retour sincère vers Dieu.”

Il fit acclamer le Christ ; puis il parla du roi — c'était encore Louis XVIII — et de la famille royale, dont il rappela les malheurs et les bienfaits. “Aussitot, dit le narrateur, les cris successifs de Vive le Roi ! vivent les Bourbons ! vive la Légitimité ! se sont fait entendre de toutes parts avec cet enthousiasme qui ne peut appartenir qu’à de bons Français et à de vrais chrétiens.”

Six ans plus lard, juillet 1830, après trois jours d'emeute, le trône des Bourbons était renversé. La duchesse d'Angoulème, fille de Louis XVI, nièce du roi Charles X. revint en  toute hâte de Vichy et fit halte à Dijon. Fière et courageuse, elle parut au théâtre ou elle fut insultée par l'assistance. Le lendemain à quatre heures du matin, quand elle quitta la préfecture où elle avait couché, une foule immense l'attendit à cette porte Guillaume prés de laquelle s’élevait le Calvaire où les Bourbons avaient été acclamés en 1824 ; et comme la veille, les cris de Vive la Charte! à bas les ministres ! la poursuivirent assez longtemps sur la route de Paris.     



[p. 338, un petit complément]


Le culte de la Croix.
— Les missionnaires, nous l'avons dit, voyaient surtout dans la croix le mémorial durable de la mission, et l'un des moyens d’entretenir ce culte public auquel ils attachaient tant de prix. Aussi le Calvaire devenait-il, au moins pendant quelque temps, un lieu de rassemblement et de prière, et à certains jours, pour la paroisse, un but de procession. Nous venons d’en voir quelques exemples, à Tours, à Blois, aux Vans. La croix de Bordeaux fut longtemps vénérée des fidèles, même quand il eut fallu la rentrer dans l’église en 1830. La croix d’Angers de 1816, où le saint évêque Montault des Isles allait si souvent faire sa prière, fut respectée, chose rare, à la révolution de Juillet. A Buis, dans la Drôme, en plein hiver, un mois après la mission, l’on continuait “à venir prier au Calvaire et à y chanter des cantiques”. Un voyageur passant par Arcis-sur Aube arrêta sa voiture, émerveillé de voir deux à trois cents fidèles prier et chanter au pied de la croix. Après la mission d’Hyères, en 1820, le curé écrivit à M. Rauzan que les stations du chemin de croix étaient réparties sur chaque jour de la semaine, en sorte qu’on ne les voyait presque jamais désertes, et que les neuvaines au Calvaire étaient incessantes.


Alfred de Musset, né en 1810, put être témoin de ces pèlerinages à la croix de mission ; et il paraît s’en être souvenu dans sa fameuse apostrophe au Christ :

Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire
En se frappant le cœur baiser tes pieds sanglants


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