La
mission de Pontarlier, donnée entre le 27 mai et le 24
juin 1827, est
relatée avec suffisamment de précisions pour qu’il
soit possible d’en donner ici un aperçu. L’auteur de
cette relation, H.-G. Cler, professeur de rhétorique
au collège de Pontarlier en 1827, retrace, jour après
jour, chaque cérémonie et analyse l’ensemble des
sermons — plus exactement les “conférences”,
auxquelles “bien des personnes n’avaient jamais
assisté”.
La “Mission” et les missionnaires du diocèse de Besançon
C’est
Antoine-Pierre I de Grammont, archevêque de Besançon au
XVIIe siècle (1663-1698), qui avait décidé de constituer
une communauté de prêtres chargés de donner des missions
et des retraites ; il l’avait installée dans la maison de
campagne des archevêques à Beaupré, à quelques kilomètres
au nord de Besançon. La Révolution avait arrêté la
mission, dont les biens avaient été confisqués en 1790 ;
les missionnaires, qui avaient refusé le serment, avaient
dû s’exiler. Les exercices avaient repris en 1801, mais la
mission n’était rétablie qu’en 1816 (ordonnance royale du
3 février).
La maison de Beaupré ayant été détruite, on en construisit
une nouvelle à École, où les missionnaires s’installent le
1er novembre 1818.
Toute l’activité des missionnaires diocésains est tournée
vers la prédication : et comme ils parlent au nom de Dieu,
la mission apporte un véritable bouleversement des
habitudes quotidiennes lorsqu’elle s’installe dans une
commune : ce n’est pas alors au missionnaire de s’adapter
à la vie courante ! C’est aux directeurs d’usines de
s’arranger pour que les ouvriers puissent assister aux
offices ; c’est au paysan de laisser là les travaux des
champs ; c’est à l’instituteur de libérer les enfants pour
qu’ils viennent aux exercices. Le missionnaire apparaît un
peu comme le “maître” devant qui tout doit s’incliner.
Le
chanoine Ledeur parle d’une “Église ostentoire”
lorsqu’il évoque le catholicisme comtois de cette
période. De son côté, Edmond Préclin avait souligné
les “missions à grand spectacle” organisées dans les
campagnes et les villes par les missionnaires d’École
: “après une amende honorable, les assistants plantent
la croix portée par des pénitents. Puis des multitudes
exhortées par de vibrants sermons communient
publiquement. Des processions où sont représentés
l’armée et les fonctionnaires, terminent la mission”.
Outre les conférences ordinaires quotidiennes,
le temps de mission est marqué de cérémonies
exceptionnelles : à Pontarlier, on en compte cinq, les 8,
15, 19, 23 et 24 juin.
Le premier orateur [de la mission de 1827 à
Pontarlier], “M. Prudhon, un beau vieillard” aux cheveux blancs,
habité par le calme et la paix, “dont le front
serein brille d’une céleste sécurité” et dont le
sourire dit “la charité et la bienveillance”
s’emploie à la définir dès la cérémonie
d’ouverture le 27 mai au cours de la messe de 9
heures. Le droit de mission remonte au
commandement de Jésus Christ à ses apôtres : “Allez, enseignez les Nations”. La mission est “un temps de grâce, où
l’Église ouvre tous ses trésors au pécheur en lui
prodiguant tous ses secours”. L’orateur insiste sur la nécessité
d’assister à la mission, aussi bien pour le
“juste”, qui a besoin d’un tuteur pour le
soutenir, que pour le pécheur, qu’un bras puissant
peut seul relever d’une chute déplorable. La
mission, ajoute le régent du collège, c’est donc
une “mobilisation générale”, une “grande bataille
engagée entre la vertu et le péché”.
b) La cérémonie d'amende honorable, le 8 juin
La première cérémonie exceptionnelle est une “cérémonie
d’amende honorable” ; la mise en scène est soignée : “Dans
le chœur, un vaste amphithéâtre, annonçant le retour des
fêtes et des triomphes de la religion... Il sert de base à
un reposoir élevé à une grande hauteur, paré de 4 colonnes
blanches qui portent des vases fleuris, surmonté d’un
baldaquin, dont les pièces rouges prenant depuis le dôme,
viennent se rattacher à chacun des piliers du chœur : ces
piliers sont enlacés, ainsi que les colonnes, de
guirlandes de verdure, de buis, de mousse, parsemées de
fleurs de couleur rouge, festons qui s’étendent de l’un à
l’autre. Sur les gradins semi-circulaires de l’autel, sont
alternativement disposés des fleurs et des flambeaux, dont
la lueur, réunie à celle des bougies qui garnissent les
piliers de la grande nef et du chœur, à celle des lustres,
jette un éclat que conservent les tentures des fenêtres,
éclat présage et garant des flammes que vont allumer dans
le cœur du divin Jésus les soupirs du repentir, les
sanglots de la pénitence ”. Le prédicateur, M. Vermot, parle des “péchés des peuples” qui attirent la
vengeance du ciel ; il rappelle “les malheurs de la
France, la désolation de l’abomination dans le temple du
Seigneur, les désastres ultérieurs”. Pour éviter des
calamités plus graves encore, il faut une supplication
sincère. La prière de tous les assistants est suivie de la
bénédiction du Saint-Sacrement qui “apprend au peuple que
Dieu s’est laissé fléchir”.
c) La cérémonie de rénovation des vœux du
baptême, le 15 juin
La cérémonie suivante est celle de la rénovation
solennelle des vœux du baptême : si le rouge dominait pour
la cérémonie expiatoire, cette fois c’est le blanc,
symbolisant le caractère virginal du baptême, alors que le
rouge est la “figure du sang des génisses et des taureaux
immolés dans l’ancienne loi”. Pas de reposoir, mais un
baldaquin de forme carrée entouré de draperies garnies de
guirlandes de mousse ; au-dessus, “une superbe et
brillante couronne”. C’est M. Prudhon qui explique l’objet
de la cérémonie : le baptême nous a lavés de la tâche
originelle, mais ce sont nos représentants qui ont parlé
pour nous ; il nous faut donc contracter de nouveaux
engagements “sans le secours d’une bouche étrangère”, et
surtout promettre que désormais rien ne pourra nous faire
rompre nos vœux.
d) La cérémonie du sacrifice funèbre, le 19
juin
Ces deux cérémonies avaient été “programmées” en fin
d’après-midi (à 16 h 30 et à 17 heures) ; la troisième a
lieu le mardi 19 à 9 heures du matin, sous forme d’“un
sacrifice funèbre”. On avait prévenu les fidèles et on les
avait invités à y assister avec des habits de deuil. Dans
la grande nef, on avait installé un catafalque, “avec son
drap mortuaire, ses flambeaux, ses larmes, ses squelettes,
ses têtes décharnées”. Des murs descendaient des tentures
noires ; l’autel et le costume des ministres
“représentaient les attributs de la mort”.
e) La cérémonie consacrée à la Vierge, le 23
juin
Contraste brutal le samedi 23, à 16 h 30 pour une
cérémonie consacrée à la Vierge : sur l’autel, une Vierge
à l’Enfant, entourée de draperies, de guirlandes et de
fleurs ; une prodigalité de lumière, avec les bougies, les
lustres, les candélabres ; une grande “gaîté” dans le
costume des prêtres...
f) La cérémonie de clôture, le dimanche 24
juin, avec messe, défilé et plantation de la croix
Messe d'abord, puis défilé — que notre chroniqueur pense
avoir été suivi de plus de “4 000 âmes” ; beaucoup de
monde aux fenêtres et dans les rues, beaucoup d’étrangers
(des Suisses principalement). Les missionnaires, les curés
des paroisses voisines, les vicaires s’étaient placés “de
distance en distance” pour “régulariser la marche”. En
tête du cortège, bannière déployée, les “petits garçons et
les petites filles” (moins de onze ans) ; puis viennent
les jeunes filles, suivies d’abord des “hommes de tout
âge”, puis des femmes mariées.
Enfin... “Enfin paraît un chœur de trente six demoiselles,
sur six rangs, toutes vêtues uniformément en blanc et
bleu, sous de modestes voiles de simple gaze, un cantique
d’une main, de l’autre une oriflamme de couleur bleue ;
devant elles, flotte une bannière superbe, en soie blanche
bordée de bleu, où est peinte une lyre, au milieu de deux
palmes de laurier, avec cette inscription : Chœur des
Demoiselles. Un maître de musique... les suit et les
sépare d’un chœur de 24 jeunes gens, vêtus de noir, munis
chacun d’une oriflamme rouge, ayant aussi une bannière
bordée de vert, avec ses dessins analogues et cette
inscription : Chœur des Hommes.”
...Vient alors “le Christ... escorté de sa garde brillante
de la variété de ses oriflammes”. A la musique vocale de
l’Église se mêlent alors les airs “de l’orchestre de la
cité”. Les autorités participent au défilé : “le premier
administrateur de l’arrondissement”, le tribunal, le
collège, les chefs des diverses administrations, “entre la
double haie de cette milice urbaine qui garantit les
propriétés de l’irruption d’un élément terrible”(!)
Le début du défilé est allé plus loin que prévu (“plus
loin que le Moulin Maugain du côté de Saint-Pierre de La
Cluse”) et revient en ville, “après trois heures” — on
était parti après la messe de 9 heures et demie ! —
La croix de mission
La cérémonie de clôture se termine par la plantation de la
croix, le dimanche 24. Une souscription auprès des
habitants avait rapporté une somme de 2 000 francs : la
croix avait 12 pieds de haut et était fort lourde. Deux
cents hommes s’étaient inscrits pour la porter au long du
parcours de la procession : on les avait divisés en 8
sections de 24, et, en trois jours, on les avait habitués
à se remplacer “avec tant de célérité que l’on ne
s’apercevait pas, par la suspension de la marche, du
moment où une section succédait à celle qui était en
activité”.
On se range alors autour du piédestal où la croix va être
déposée, “les deux sexes étant séparés” ; les ouvriers
fixent la croix, pendant que la musique et les chants se
déversent à flots. Dernière bénédiction, dernière
allocution. La mission est terminée... ou presque, puisque
le lendemain matin une cérémonie d’adieu réunit les
principales autorités au presbytère et que le départ des
missionnaires est accompagné “assez avant sur la route”
par un grand nombre de fidèles.
Note JM. Il est difficile de savoir précisément ce qu'était cette croix, sauf qu'elle avait 12 pieds de haut, qu'elle était fort lourde et qu'elle allait être déposée sur un piédestal pré-établi. Difficile aussi de savoir où elle a été plantée. Sa hauteur d'environ 3,5 m évoque l'idée de quelque chose de monumental, soit environ 5 m au total avec le piédestal. Il ne peut être question de la croix en fonte de la route de Salins dont le curé Lallemand indique qu'elle a été achetée en 1855 au fondeur Ève à Besançon. S'agirait-il de la croix dite de Beaumont, refaite en 1853, selon le curé Lallemand, après destruction d'une croix plus ancienne par la foudre?
Ne s'agirait-il pas plutôt de la croix en fer forgé du cimetière : le curé Lallemand indique dans ses Notices Historiques qu'en 1859, on a changé de place la croix du cimetière (dont la création remonte à une décision municipale de 1808) et que la croix a été installée sur un nouveau piédestal. En tout cas, le décor en fer forgé de cette grande croix du cimetière est tout-à-faite en cohérence avec les thématiques des prédications de la mission de 1827.
Outre les grandes cérémonies, la mission au
quotidien
La mission se déroule durant un mois, chaque jour, sauf le
jeudi, à raison de trois séances, dont l’une le matin et
deux l’après midi (9 h 30, 13 h 30, 15 h 30, puis 16 h 30)
; les horaires sont modifiés à partir du 18 juin, la
première manifestation étant avancée à 5h 30 (messe basse
et sermon). Le vendredi 22 juin connaît un sort spécial :
la conférence du matin, à 8 h 30, est réservée aux hommes,
alors que celle de 15 h 30 est destinée aux femmes et aux
filles. Les thèmes ont été pour l’occasion adaptés à
l’auditoire. Parmi les devoirs de l’homme — outre ceux
envers Dieu et le prochain — il y a ceux qu’il doit à
lui-même : la chasteté, la tempérance, “la fuite des
auberges et des cafés” ; les plus jeunes devront
“s’abstenir de chansons dissolues, de discours obscènes,
des assemblées du monde, des danses, de la fréquentation
et de la compagnie des personnes du sexe opposé”. Les
femmes doivent pratiquer sept vertus principales, dont
trois communes à tous les âges (l’esprit de recueillement,
de piété, de charité), deux propres aux mères de familles
(la vigilance sur elles-mêmes et sur les enfants, et “la
patience dans leur ménage”), et deux pour les filles (la
modestie dans les habits, le maintien et les discours, et
la chasteté).
Des prédications évocatrices et dramatisantes
Les qualificatifs proposés par le chanoine Ledeur et par
Edmond Préclin ne nous paraissent donc pas exagérés,
appliqués à la mission de Pontarlier. Il faut y ajouter,
pour en bien comprendre l’esprit, une volonté de
dramatisation des prédications, tant au niveau du langage
que de l’effet oratoire. On nous permettra quelques
exemples, à partir du témoignage de H.-G. Cler, qui
n’hésite pas, de son côté, à dramatiser son reportage.
Il évoque l’un des prédicateurs, M. Girod : “À l’aspect de
ces sombres regards, de ce feu allumé par une sainte
indignation, les cœurs se glacent, les poitrines sont
oppressées ; on devine que le nouvel orateur est
spécialement chargé de faire entendre les éclats du
tonnerre... Il commence : les effets terribles d’un geste
tragique, uni au timbre funèbre et sépulcral qui prolonge
sous la voûte du temple, et dans l’étendue de la nef, ses
lugubres accentuations, conduisent l’imagination éperdue
sur les bords d’un tombeau, et comblent l’effroi et
l’horreur... ”
Voici un autre missionnaire, M. Vermot, parlant de “la
certitude de la mort” : “ ...dans un large tableau, son
pinceau hardi et exercé a tracé la peinture d’un mourant,
d’une mort. Il a figuré aux yeux des spectateurs, les
angoisses, les tourments, les convulsions de l’agonie, les
cris, les sanglots, le deuil du convoi funèbre, la
putréfaction du tombeau, et les vers rongeurs s’attachant
au cadavre... ”.
C’est à nouveau M. Girod qui évoque, dans le sermon qu’il
prononce au cours du service funèbre du 19 juin, le rôle
du Purgatoire — qui doit assainir l’âme impure par “des
flammes vengeresses, flammes terribles, qui ne diffèrent
de celles de l’enfer que sous le regard de la durée”.
L’orateur montre l’une de ces infortunées, et
“l’imagination croit la voir, avec l’huile bouillante qui
la pénètre, les charbons qui la consument, avec son noir
géolier maniant l’horrible trident dont l’arme la pensée
épouvantée”.
Laissons à M. Malfroy et al. le soin de
dégager les fils directeurs de la mission
Nous ne
saurions suivre ici tous les thèmes abordés par les
prédicateurs : religion (Dieu, la parole de Dieu, le
péché, le salut, le jugement dernier, le purgatoire,
l’enfer, la messe, la confession...) et morale au sens
large du terme (le mariage, la famille, les
commandements de l’Église, le travail, les vertus
chrétiennes...) se partagent les quelque 60
conférences de la mission. Les visions dantesques
alternent avec des vues certes plus sereines, mais
l’essentiel du message repose sur la crainte du mal et
le seul désir valable est celui du salut. Le péché
mortel est “le souverain mal de Dieu” — il provoque Dieu
dans sa justice — et “le souverain mal de l’homme” — qui
ressemble alors à “la branche arrachée du tronc,
pourrissant privé de sa sève”. Mourir hors de la grâce,
c’est tomber “sous la main vengeresse du Dieu vivant” ;
“de là, le danger du délai de la conversion”. La peur de
la mort devient ainsi l’un des ressorts de la morale
quotidienne ; la certitude d’une autre vie doit détacher
les fidèles des biens de la terre : “ni les ivrognes, ni
les avares, ni les impudiques, ni les homicides, ni les
sacrilèges, ni les oppresseurs ne pénétreront dans le
royaume des cieux... ”. Seule la religion chrétienne —
les autres (“paganisme, judaïsme, mahométisme”) sont
exclues — apporte la Vérité et il n’est pas possible de
bâtir une société sans la religion